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Thich Nhat Hanh – Biographie

Le Maître Zen Thich Nhat Hanh est un leader spirituel mondial, un poète et un militant pour la paix, reconnu pour ses enseignements puissants et ses bestsellers sur la pleine conscience et la paix.

Table des matières

  1. La petite enfance
  2. La formation monastique : des racines traditionnelles
  3. La formation monastique : à la recherche d’une nouvelle voie
  4. Fondation d’un bouddhisme renouvelé et engagé
  5. Une communauté expérimentale (1957-1961)
  6. Princeton et Columbia (1961-1963)
  7. Le leader des mouvement bouddhistes pour la paix et le travail social (1963-1966)
  8. Départ du Vietnam pour appeler à la paix (1966-)
  9. Fraternité : son amitié avec Martin Luther King
  10. Les pourparlers pour la paix de Paris
  11. Nouveaux éléments d’engagement en Occident
  12. Le miracle de la pleine conscience : cultiver la paix et la guérison (1975-1982)
  13. Des communautés pionnières pour cultiver la paix et pratiquer la pleine conscience (1982- )
  14. Renouvellement du bouddhisme : approfondissement des racines et extension des branches
  15. Un bouddhisme sans frontières
  16. De retour au Vietnam (2005-2008)
  17. Un leader spirituel mondial et le « père de la pleine conscience »
  18. Un nuage ne meurt jamais
Notes de l’éditeur concernant les noms :

Thích Nhất Hạnh (prononcé Tik – N’yat – Haan), est un nom religieux (ou « titre du Dharma ») que notre maître utilise depuis qu’il a une vingtaine d’années. C’est aussi  le nom sous lequel il est connu partout dans le monde par des millions de personnes en tant qu’écrivain, enseignant, poète et militant pour la paix.

Enfant, il est inscrit à l’école sous le nom de Nguyễn Đình Lang, mais les gens l’appellent par son surnom, « Bé Em ». Lors de son arrivée au temple, son nom spirituel d’aspirant monastique est « Sung » et, lorsqu’il reçoit les Cinq Préceptes faisant de lui un bouddhiste laïc, il reçoit comme nom de lignée « Trừng Quang ». Lors de son ordination en tant que moine, il reçoit comme nom du Dharma « Phùng Xuân ». Quand il aura besoin par la suite de déclarer son identité, il prendra le nom de Nguyễn Xuân Bảo et quand il quittera Huế pour Saigon, en 1949, il se choisira un nouveau titre du Dharma, Nhất Hạnh. Pendant les terribles années de troubles et de crises que connaîtra le Viêtnam dans les années 1950 et 1960, il signera ses articles et ses livres sous ce nom, Nhất Hạnh, ainsi que sous plus d’une douzaine de pseudonymes.

Pour plus de simplicité et afin de faciliter la lecture, nous parlerons de « Thầy » dans cette biographie chaque fois qu’il sera fait référence à Thích Nhất Hạnh. C’est le mot qu’on utilise en vietnamien pour désigner un « enseignant », et le nom sous lequel il est connu de ses disciples.

La petite enfance

Thich Nhat Hanh à l’âge de 16 ans à Huế, Vietnam

Thầy naît le 11 octobre 1926 au sein d’une famille nombreuse dans l’ancienne capitale impériale de Huế, dans le centre du Viêtnam.

Son père, Nguyễn Đình Phúc, est originaire du village de Thành Trung, dans la province de Thừa Thiên-Huế. Il travaille comme fonctionnaire de la réforme agraire au sein de l’administration de l’État colonial français. Sa mère, Trần Thị Dĩ, est originaire du district de Gio Linh, dans la province voisine de Quảng Trị.

Il est l’avant-dernier de leurs six enfants : il a trois frères plus âgés, une sœur aînée et un frère cadet né peu de temps après lui. Jusqu’à ses cinq ans, il vit chez sa grand-mère paternelle avec sa famille élargie, notamment des oncles, des tantes et des cousins, dans une grande maison dotée d’une cour et d’un jardin traditionnels agrémentés d’un étang de lotus et d’un bosquet de bambous, dans l’enceinte de l’ancienne Cité impériale. 

Thầy a quatre ans quand son père est muté dans la province de Thanh Hóa, dans les montagnes, à environ cinq cents kilomètres au nord de Huế. Il est chargé de superviser les travaux de défrichage en forêt afin de rendre les terres cultivables pour les villageois. Un an plus tard, la famille déménage pour le rejoindre dans le district de Nông Cống, à une centaine de kilomètres de la ville de Thanh Hóa. Thầy fréquente alors l’école élémentaire et suit également des cours pendant les vacances d’été. Il est scolarisé sous le nom de famille « Nguyễn Đình Lang ». Thầy est un élève curieux et avide d’apprendre, mais très timide. Que ce soit à l’école ou pendant son temps libre, à la maison, il apprend le vietnamien et le français et s’initie en autodidacte au chinois classique. Il lit également avec enthousiasme les livres et les revues bouddhistes que Nho, son frère aîné à qui il voue une réelle admiration et qu’il aime profondément, rapporte à la maison. Nho apprend à Thầy à dessiner des portraits et même à prendre des photographies et à les développer sur une machine qu’ils fabriquent eux-mêmes. 

Lors des derniers enseignements qu’il a donnés, Thầy a souvent évoqué un moment déterminant de son enfance : alors qu’il n’a que neuf ans, il est fasciné par une image du Bouddha parfaitement calme qu’il découvre sur la couverture d’une des revues bouddhistes que lui a fait découvrir son grand frère. L’image du Bouddha assis sur l’herbe, détendu et souriant, captive son imagination et lui laisse une impression durable de paix et de sérénité. Quel contraste avec l’injustice et la souffrance qu’il voit partout autour de lui ! Le Viêtnam est alors sous le joug du régime colonial français. L’image du Bouddha suscite en lui le désir et la détermination de devenir comme ce Bouddha : quelqu’un qui incarne le calme, la paix et l’aisance et peut aider les autres autour de lui à être calmes, sereins et détendus eux aussi. Deux ans plus tard, Thầy discute avec ses frères et des camarades de ce qu’ils voudraient faire plus tard. L’un d’entre eux déclare qu’il veut être médecin, et un autre qu’il souhaite devenir avocat. Son frère aîné, Nho, est le premier à annoncer qu’il veut devenir moine. Cela leur semble très nouveau et original, mais, après en avoir discuté, tous les garçons décident de devenir moines eux aussi. Thầy commentera plus tard : « Lors de cette discussion, j’ai su qu’il y avait déjà en moi une décision, une aspiration. En mon for intérieur, je savais que je voulais être moine. »

Environ six mois plus tard, lors d’une excursion scolaire dans une montagne sacrée des environs, Thầy vit ce qu’il décrira plus tard comme sa première expérience spirituelle.  Alors que ses camarades de classe s’apprêtent à pique-niquer, il s’éclipse pour explorer seul les environs, impatient de trouver le vieil ermite qui s’y serait retiré. Il ne trouve pas l’ermite, mais, alors qu’il fait très chaud et qu’il a très soif, il tombe sur une source naturelle d’eau fraîche et pure. Il boit à satiété avant de s’endormir profondément sur des rochers situés près de la source. Cette expérience procure au jeune garçon un profond sentiment de satisfaction. Ayant trouvé l’eau, il se sent totalement comblé. Il a le sentiment d’avoir rencontré l’ermite sous la forme de la source et considère qu’il a trouvé la meilleure eau possible pour étancher sa soif. Une phrase lui vient à l’esprit en français : « J’ai goûté l’eau la plus délicieuse du monde ». Le désir de Thầy de devenir moine continue de grandir dans son cœur, et quelques années plus tard, il finira par réaliser son rêve. 

Thầy a douze ans quand Nho, son frère aîné bien aimé, est ordonné au temple de la Grande Compassion à Thanh Hóa, à quinze kilomètres de chez eux. Leurs parents ont du mal à accepter le choix de Nho, sachant que la vie d’un moine peut être très rude. Mais cela n’empêche pas Thầy de vouloir être ordonné comme son grand frère, même s’il devra attendre encore des années pour obtenir la permission de ses parents. Alors que Thầy est encore très jeune âge, les articles qu’il a lus dans des revues bouddhistes l’inspirent et l’amènent à réfléchir à la façon dont le bouddhisme pourrait contribuer à bâtir une société plus juste, plus libre et plus prospère au Viêtnam. L’abbé du temple de la Grande Compassion, le maître zen Trừng Pháp Chân Không, envoie bientôt Nho poursuivre sa formation au temple Từ Hiếu, à Huế. Thầy est impatient de le rejoindre. Quand ses parents l’autorisent finalement à réaliser son rêve de devenir moine, Thầy entreprend alors avec Nho un long voyage de cinq cents kilomètres vers le sud. 

En 1942, Thầy est âgé de seize ans quand il devient novice aspirant au temple Từ Hiếu, sous la direction du maître zen Thích Chân Thật (1884-1968). C’est ainsi qu’il entre dans la tradition de l’école bouddhique de la méditation au Viêtnam, le Thiền, dans la lignée du célèbre maître Linji (VIET. Lâm-tê, JAP. Rinzai) et de maître Liễu Quán. Thầy se voit donner dans un premier temps le nom d’aspirant « Điệu Sung ». Après trois ans de formation, il reçoit formellement les préceptes de novice au petit matin de la pleine lune du neuvième mois lunaire de 1945 . Il reçoit le nom de lignée « Trừng Quang » [CH. 澄光, « Lumière paisible »] qui est attribué à sa génération dans cette école bouddhique. Quand il recevra plus tard les Dix Préceptes pour les novices, le nom du Dharma monastique « Phùng Xuân » [CH. 逢春, « À la rencontre du printemps »] lui sera donné, et c’est sous ce nom qu’il sera connu dans son temple.

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La formation monastique : des racines traditionnelles

En dépit des tensions qui règnent hors des murs du temple, de l’occupation du Viêtnam par le Japon qui durera de 1940 à 1945 et de la pénurie de nourriture qui sévira pendant la terrible famine de 1945, Thầy se souvient de sa période de noviciat comme d’une époque heureuse. Il était très proche de son maître qui l’aimait beaucoup.Les années qu’il passe au temple Từ Hiếu sont marquées par la simplicité et des conditions de vie rustiques. Il n’y a ni eau courante, ni électricité, ni toilettes. En tant que jeune novice en formation, ses tâches quotidiennes consistent à couper du bois, porter de l’eau du puits, balayer la cour, travailler dans le jardin, garder les buffles et, quand c’est la saison, participer aux récoltes du riz, le battre et le moudre. Dans le temple, le principe zen selon lequel « sans travail, pas de nourriture » s’applique à tous, du moine le plus élevé dans la hiérarchie au dernier arrivé. À chaque fois que Thầy a l’occasion d’être l’assistant de son maître, il se lève avant l’aube, allume un feu et fait bouillir de l’eau pour préparer son thé. Thầy apprend à être concentré sur chaque tâche, que ce soit laver la vaisselle, fermer la porte, inviter la cloche du temple à sonner ou offrir de l’encens à l’autel. Il se voit remettre un petit livre rédigé en sino-vietnamien, L’essence du Vinaya pour tous les jours, un recueil de cinquante-cinq courts poèmes qu’il doit apprendre par cœur et réciter intérieurement lors de ses activités quotidiennes afin de maintenir sa concentration. Sa formation est très terre à terre. Il apprend comment un moine doit s’asseoir, marcher, manger et chanter dans la sérénité et la compassion. Il participe à la liturgie du matin et du soir en sino-vietnamien ainsi qu’à la cérémonie de l’offrande de riz au Bouddha qui a lieu tous les jours, à midi. Il apprécie beaucoup les chants qu’il trouve à la fois puissants, inspirants et réconfortants. Thầy se souvient qu’un jour, alors qu’il accompagnait son maître au temple Hải Đức, à Huế, il a vu un maître zen assis sur une plateforme en bois : « Il n’était pas en train de pratiquer la méditation assise. Il n’était pas dans une salle de méditation. Il était simplement assis devant une petite table, dans une très belle position, bien droit. J’ai été très impressionné. Il avait l’air tellement paisible, naturel et détendu. Dans mon cœur de novice a jailli un vœu, une aspiration à être assis comme lui. Mais comment ? En fait, je n’avais rien à faire, rien à dire, juste à m’asseoir. » 

Au temple, Thầy suit la formation traditionnelle en étudiant le code monastique et approfondit ses connaissances en chinois classique. Il trouve le temps de lire et d’étudier quand il est chargé de garder les buffles, et il est le seul dans le temple à parler français. Inspiré par les écrits du maître zen Thích Mật Thể (1912-1961) et de l’auteur Nguyễn Trọng Thuật (1883–1940) – deux personnalités ayant mis en avant toute la richesse de l’histoire du Thiền, l’école du Dhyāna au Viêtnam, ainsi que la capacité du bouddhisme à faire advenir un « nouveau printemps » pour le Viêtnam –, il se joint à l’appel lancé par d’autres réformateurs et modernistes en vue de revivifier le bouddhisme. Au cours de la première moitié du XXe siècle, le bouddhisme est encore considéré par bon nombre de personnes comme une religion démodée et archaïque, incapable de répondre aux défis de la modernité et des forces dominatrices du colonialisme. Le catholicisme est alors encouragé et favorisé, tandis que les « bonzes professionnels » sont jugés dépassés, superstitieux, arriérés et non éduqués 

Thầy est le témoin direct de l’occupation japonaise et de la grande famine de 1945. Aux abords du temple, il voit s’amonceler dans les rues les cadavres de personnes qui sont mortes de faim et des camions transportant des dizaines d’autres cadavres. Avec ses amis moines, ils ne souhaitent qu’une chose : venir en aide à ceux qui souffrent. « La situation de souffrance poussait les jeunes hommes et les jeunes femmes à rejoindre la révolution. Quand vous êtes jeune et que vous êtes confronté à une telle situation, vous devez faire quelque chose pour votre pays », fera-t-il observer des années plus tard. Bien que de nombreux jeunes moines soient tentés par l’appel aux armes diffusé dans les pamphlets marxistes, Thầy demeure convaincu que le bouddhisme, à condition qu’il soit actualisé et rétabli dans ses enseignements et ses pratiques fondamentales, pourrait vraiment aider à soulager la souffrance dans la société et offrir une voie non violente menant à la paix, à la prospérité et à l’indépendance vis-à-vis des puissances colonisatrices, tout comme il l’a fait autrefois sous le règne des célèbres dynasties des Lý et des Trần du Viêtnam médiéval. 

En 1947, alors que Thầy vient de recevoir les préceptes de novice, son maître l’envoie poursuivre ses études et sa formation à l’Institut d’études bouddhiques Báo Quốc, à Huế, non loin du temple. 

La formation de Thầy porte sur les fondements du bouddhisme et il étudie de son côté de nouveaux manuels d’études bouddhiques écrits par des enseignants monastiques et laïcs désireux de renouveler le bouddhisme en Chine. Il étudie les principaux sūtra du Mahāyāna, notamment le Sūtra sur les Huit Réalisations des Grands Êtres [CH. 八大人覺經], le Sūtra sur l’impermanence [CH. 無常經], le Sūtra des 42 articles [CH. 四十二章經], le Sūtra des derniers enseignements du Bouddha [CH. 遺教經], ainsi que la psychologie bouddhique, notamment les cinquante et une formations mentales. L’année suivante, il étudie le Vinaya – le code des moines – pour les novices, l’Amitabhasūtra et les principaux textes de l’école Yogācāra, notamment La Trentaine et Les Cent Dharmas qu’il apprend par cœur en sino-vietnamien. La littérature confucéenne fait également partie de sa formation, notamment, Les Quatre Livres et Les Cinq Classiques [CH. 四書五經]. Il étudie ensuite la logique bouddhique [SK. hetu-vidya, CH. 因明], le Śūraṅgamasūtra et les enseignements de l’école Tiantai, notamment Le Grand Śamatha-vipaśyanā de maître Zhiyi [CH.智顗]. Il y avait une culture de la poésie au temple Báo Quốc, et il n’était pas rare que maîtres et élèves échangent leurs impressions et leurs réflexions à propos de poèmes. Thầy, qui avait commencé à écrire des poèmes à l’âge de douze ans, continue à en composer au temple Từ Hiếu. Il observera plus tard qu’en vivant de si beaux moments dans ce temple, « il était impossible que je ne devienne pas poète ». Il ne fait aucun doute qu’à l’Institut Báo Quốc, ses talents de poète ont été nourris et encouragés. 

Thầy poursuit ses études alors que le pays entre dans la première guerre d’Indochine (1946-1954). Après le retrait des Japonais, des affrontements violents commencent à opposer les forces françaises et le Việt-minh nationaliste qui a engagé une guérilla pour mettre fin au régime colonial. Plus de cinquante mille personnes perdront la vie dans ces combats, alors que les Vietnamiens réclament le même type d’indépendance que celle que l’Inde allait obtenir des Britanniques. Les escarmouches et la violence n’épargnent ni les moines ni les temples qui deviennent un sanctuaire et un refuge pour les combattants du Việt-minh fuyant les Français. Bien que non armés et non violents, de nombreux moines, parmi lesquels des amis proches de Thầy, seront blessés ou assassinés. Qu’ils soient à la recherche de combattants ou en quête de nourriture, des soldats français font souvent incursion dans les temples. Thầy se souvient très bien du jour où des soldats sont venus réquisitionner leur dernier sac de riz. C’est lors de cette période troublée que Thầy aura l’occasion de se lier d’amitié avec un jeune soldat français qui était en poste dans une usine de traitement des eaux, non loin du temple Từ Hiếu.Thầy expliquera plus tard qu’à l’époque, à l’instar de nombreux jeunes hommes et moines de son âge, il avait été très tenté par le marxisme et la promesse selon laquelle il est possible d’améliorer la situation dans le pays en prenant son destin en main. Mais sa conviction était faite : à ce moment-là, seule la voie bouddhiste pouvait offrir une voie non violente permettant d’aller de l’avant. 

À l’Institut Báo Quốc, Thầy et ses amis moines lancent leur propre bulletin d’information, Le Lotus. Après la parution de plusieurs numéros, Thầy ayant estimé que le contenu était trop théorique, ils décident de lancer une revue qu’ils appelleront Tiếng Sóng [« Le son des vagues »]. Cependant, comme les supérieurs de l’Institut considèrent que leurs articles vont trop loin, Thầy et ses compagnons sont contraints d’y mettre fin. Entre temps, Thầy continue à lire des revues bouddhistes progressistes, telle que Tiến Hóa, qui publient des articles sur un bouddhisme « socialement conscient », dans le but non seulement de transformer l’esprit, mais aussi, de manière plus générale, l’environnement et les conditions de vie dans la société, en s’attaquant notamment aux causes économiques et politiques de la pauvreté, de l’oppression et de la guerre. Tiến Hóa publie ainsi des articles sur l’importance d’étudier les sciences et l’économie pour comprendre les causes réelles de la souffrance, et invite à ne pas s’en remettre uniquement au chant et à la prière. Toujours aussi désireux de découvrir de nouveaux horizons, Thầy et ses amis moines s’intéressent aux ouvrages de science, de philosophie et de littérature étrangère qui commencent à paraître au Viêtnam. Le style de bouddhisme enseigné à l’Institut Báo Quốc demeure très traditionnel : on y pratique surtout des rituels et des chants sans se préoccuper directement des difficultés auxquelles le pays fait face. Lors de leur deuxième année d’études, Thầy et ses amis moines demandent à leurs enseignants de modifier le programme afin que l’enseignement du bouddhisme qu’on leur transmet soit davantage en adéquation avec la situation. Ils estiment que les méthodes d’enseignement et d’apprentissage ne répondent pas à leurs besoins ni à ceux du pays qui lutte pour se libérer de l’oppression coloniale et accéder à l’indépendance. Le directeur de l’Institut les écoute attentivement et comprend leurs préoccupations, mais les enseignants, plus conservateurs, ne sont pas prêts à effectuer des changements, de sorte que leur demande sera rejetée. 

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La formation monastique : à la recherche d’une nouvelle voie

A l’âge de 25 ans, peu de temps après avoir reçu les préceptes de Bhikshu en 1951

À la fin du printemps 1949, Thầy a vingt-trois ans. Il vient de passer deux ans à Huế, à l’Institut Báo Quốc qu’il quitte avec deux autres moines et un ami afin de poursuivre leurs études à Saigon. Les combats sont toujours intenses et il leur faudra faire de longs détours et parfois même se déplacer en bateau pour éviter les barrages militaires. En cours de route, les jeunes moines décident de prendre de nouveaux noms pour affirmer leur profonde aspiration à devenir des bodhisattva de l’action. Ils prennent tous le nom « Hạnh » qui signifie « action ». C’est ainsi que Thầy (Phùng Xuân) devient Nhất Hạnh [« Une action »] et que deux autres moines deviennent Đường Hạnh [« Grande action »] et Chánh Hạnh [« Action juste »]. Sachant que le nom de chaque moine bouddhiste vietnamien commence par Thích, c’est à partir de ce jour que Thầy portera le nom de Thích Nhất Hạnh. 

Quand ils arrivent à Saigon, la guerre avec les Français fait toujours rage. Thầy et ses amis séjournent et étudient dans plusieurs temples, où ils resteront de quelques semaines à plusieurs mois, tout en poursuivant leurs études en autodidactes. Thầy publie bientôt ses premiers recueils de poésie : Tiếng Địch Chiểu Thu [« Flûte de bambou dans un crépuscule automnal »], qui sera publié à l’automne 1949, et Ánh Xuân Vàng [« La lumière dorée du printemps »] un recueil de poèmes qu’il a composés dans une toute nouvelle forme « en vers libres » qui sera publié en 1951. La poésie de Thầy, dans laquelle il livre ses expériences de la guerre et du deuil, est bien accueillie et ses livres connaissent un rapide succès. 

Thầy et ses compagnons de route sont parmi les premiers moines bouddhistes au Viêtnam à suivre un programme d’études de type occidental en fréquentant la Bibliothèque nationale de Saigon. À l’époque, le bouddhisme traditionnel au Viêtnam ne permettait pas aux moines d’étudier des disciplines « mondaines », mais Thầy et ses amis voulaient étudier non seulement le Tripiṭaka – le Canon bouddhique –, mais aussi les sciences, la littérature étrangère, les langues étrangères, en particulier le français, la philosophie et la psychologie. Comme il le commentera plus tard, « Nous étions convaincus que ces sujets pourraient nous aider à donner un nouveau souffle à la pratique du bouddhisme dans notre pays. Si nous voulions exprimer les enseignements du Bouddha d’une manière compréhensible pour nos contemporains, il était important que nous parlions le langage de notre temps ». 

À l’automne 1950, Thầy aide Thích Trí Hữu à fonder la pagode Ấn Quang, un simple temple fabriqué avec des tiges de bambou et un toit en chaume qui accueillera plus tard un institut d’études bouddhiques réformiste, dont Thầy deviendra l’un des plus jeunes enseignants. Ấn Quang est aujourd’hui l’un des temples les plus connus de la ville. Tout en poursuivant ses travaux de recherche dans la bibliothèque de l’Institut, Thầy publie au printemps 1951 son premier livre sur le bouddhisme, Đông Phương Luận Lý Học, un essai sur la logique orientale à la lumière d’Aristote, de Hegel et de Marx et Engels. 

C’est à cette époque que Thầy et ses amis sont heureux de s’émanciper des conventions monastiques, ne serait-ce qu’en osant se déplacer à bicyclette dans les rues de la ville. En septembre 1951, Thầy s’inscrit également aux examens du baccalauréat à Saigon afin d’obtenir le diplôme qui lui permettra de faire des études supérieures à l’université. Après avoir obtenu son baccalauréat au lycée Vương Gia Cần de Saigon, Thầy est admis en 1954 en première année de la nouvelle faculté́ de lettres de l’université́ de Saigon. Thầy y poursuit ses études universitaires tout en continuant à enseigner et à publier ses propres poèmes, articles et ouvrages. Il obtient une licence en littérature vietnamienne et en français. 

En octobre 1951, à l’âge de vingt-cinq ans, Thầy est pleinement ordonné en tant que bhikkhu au temple Ấn Quang, avec comme maître d’ordination le Vén. Thích Đôn Hậu.À bien des égards, cette ordination en tant que bhikkhu aurait dû avoir lieu depuis longtemps, sachant que Thầy était moine depuis déjà neuf ans et qu’il s’était déjà fait un nom en tant que poète et érudit et auteur de nombreux commentaires sur l’enseignement du Bouddha.

À la suite de la publication de son ouvrage sur la logique orientale, Thầy est invité à Đà Lạt, dans les hauts plateaux du centre du pays, à deux cents kilomètres au nord de Saigon, où on lui propose de prendre le poste de rédacteur en chef de la revue bouddhiste Hướng Thiện [« La senteur du Zen »] et d’assurer la formation des jeunes aspirants dans un des temples. Thầy et ses compagnons de route établissent alors une communauté de moines qui étudient à la pagode Linh Quang [« Lumière spirituelle »]. Toujours dans l’optique d’explorer de nouveaux horizons, Thầy écrit des articles sur la philosophie bouddhique et le renouvellement du bouddhisme, ainsi qu’une adaptation, en vietnamien, de la pièce de Molière, Le Tartuffe. Pour le Nouvel An lunaire de 1952, Thầy fera jouer cette pièce à ses élèves. Lorsqu’il se souviendra plus tard de cette époque, Thầy écrira : « J’étais plein d’énergie créative, j’étais un artiste et un poète. À l’époque, mon désir le plus cher était de renouveler le bouddhisme dans mon pays afin de l’adapter aux besoins des jeunes. » 

En dépit des tensions et de l’instabilité dues à la guerre d’Indochine menée par la France au cours de laquelle les forces coloniales catholiques s’emploient à réaffirmer leur domination, les intellectuels français qui vivent à Đà Lạt se montrent à la fois curieux et respectueux à l’égard du bouddhisme. Thầy les rencontre lors de conférences qu’il donne chaque semaine à la pagode Linh Quang. À l’époque, on trouve à Saigon des journaux français comme La Pensée bouddhiste, publiés par Marguerite La Fuente, à Paris, qui se révèlent être des ressources précieuses pour accompagner Thầy dans ses études universitaires. C’est alors qu’il décide de réduire le format de la revue Hướng Thiện et de la renommer Liên Hoa, inspiré par le magazine bouddhiste français Le Lotus bleu.

Au début des années 1950, alors que Thầy partage son temps entre Đà Lạt et Saigon, il donne une série de conférences sur les pratiques de méditation śamatha et vipaśyanā au temple Phước Hải qui feront l’objet d’une publication. Il est parfois invité à donner des cours à Đồng Nai Thượng. Thầy et ses jeunes frères monastiques ont souvent du mal à joindre les deux bouts, sachant que pour préserver leur indépendance, ils ne font pas appel à des mécènes pour les soutenir, alors que c’était à l’époque une pratique courante pour les moines. Les revenus que Thầy tire de ses articles et de ses livres leur permettent la plupart du temps de s’en sortir, mais cela ne suffit pas toujours. Thầy n’a pas toujours les moyens de se procurer les médicaments dont il a besoin ni le temps de se reposer, alors que sa santé demeure fragile. 

À la fin de l’année 1952, Thầy et son frère aîné An [surnommé « Bé Anh »] créent à Đà Lạt la première école privée bouddhique au Viêtnam où les enfants de familles bouddhistes peuvent suivre un cursus similaire à celui proposé dans les écoles françaises dirigées par des missionnaires catholiques qui sont de plus en plus nombreuses dans le pays. Un enseignement élémentaire classique est proposé aux élèves, notamment des matières scientifiques et l’apprentissage du français, et les jeunes n’ayant pas les moyens de s’acquitter des frais de scolarité en sont dispensés. Les articles et les enseignements sur le bouddhisme destinés aux pratiquants laïcs que Thầy publie à Đà Lạt dans la revue Hướng Thiện depuis 1951 commencent à être édités sous forme de livres. Gia Đình Tin Phật [« Familles bouddhistes »] et Là Phật Tử [« Être bouddhiste »] paraissent en 1953 et des extraits en sont lus chaque semaine sur la chaîne de radio bouddhiste. En s’employant à offrir un bouddhisme concret pour les pratiquants laïcs, Thầy montre déjà sa volonté d’élaborer des pratiques à même d’aider les jeunes et les familles à apaiser leurs relations, que ce soit dans la sphère familiale ou au travail. Il espère alors qu’à l’avenir, « les moines et les nonnes dirigent des écoles, des crèches des hôpitaux, et qu’ils pratiquent la méditation en aidant les gens ». Il souhaite « qu’ils ne se contentent pas de parler de compassion, mais qu’ils l’expriment aussi à travers des actes ».

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Fondation d’un bouddhisme engagé et renouvelé

Thich Nhat Hanh, jeune enseignant de Dharma (à la droite en arrière) avec ses élèves en 1950

En juillet 1954, après la signature des accords de Genève ayant mis fin officiellement aux hostilités entre les Français et le Việt-minh, le Viêtnam est divisé en deux entités. Le Nord devient communiste tandis que le Sud, soutenu par les États-Unis, devient rapidement anticommuniste. Cette division du pays marque le début d’une période de troubles et entraîne des déplacements massifs de population du Nord vers le Sud, dans une atmosphère de grande confusion. Pour renforcer leur voix et unir leurs efforts, les dirigeants bouddhistes fondent l’Association générale des bouddhistes du Viêtnam (VIET. Tổng Hội Phật Giáo Việt Nam) unifiant toutes les écoles et lignées du Sud. La direction de l’Institut Ấn Quang invite Thầy à revenir à Saigon afin qu’il aide à consolider et renouveler le cursus et les pratiques pour la jeune génération de moines et de moniales. Attirés par les idéaux marxistes et la lutte armée pour se libérer de la domination étrangère, de nombreux jeunes abandonnent en effet la vie monastique pour rejoindre les insurgés. Thầy expliquera plus tard qu’à un moment donné, il a lui-même été tenté par ces idéaux. D’autres jeunes, ne voyant pas l’intérêt de suivre des cursus d’études bouddhiques peu rigoureux, se tournent vers des cursus non religieux pour se former à des métiers dans la médecine ou l’ingénierie. C’est dans ce contexte que Thầy élaborera un programme d’études plus pertinent, à même de répondre aux besoins des jeunes moines et moniales bouddhistes et leur offrant pour la première fois un diplôme comparable à ceux délivrés dans le cadre de l’enseignement non confessionnel. 

C’est ainsi qu’à partir de l’été 1954, Thầy devient le directeur pédagogique de l’Institut bouddhique Ấn Quang. « J’ai donc organisé une série de réunions avec des centaines de jeunes moines et moniales ainsi que d’autres personnes, et nous avons créé un climat d’espoir, de confiance et d’amour. Le patriarche de l’Association générale des bouddhistes du Việt-nam est venu à nos réunions écouter les jeunes moines et moniales exprimer leurs plus profonds espoirs en vue de renouveler le bouddhisme dans notre pays ». Thầy propose un nouveau cursus à l’Institut Ấn Quang associant pour la première fois les études bouddhiques traditionnelles et des cours de science, de mathématiques, de philosophie occidentale, de langues étrangères, d’histoire, de littérature et d’écriture créative. Le nouveau diplôme délivré par l’Institut Ấn Quang équivaut désormais à ceux délivrés par les établissements non confessionnels. Thầy contribue également à la création d’une Association des étudiants pour la culture et la communication, qui commence à publier une revue hebdomadaire : Sen Hái Đầu Mùa [« Les Premiers lotus de la saison »]. Il sait que « la tâche qui consiste à reformer le bouddhisme exige une révolution dans les enseignements et dans les règles des instituts d’études bouddhiques. Dès lors qu’un nombre suffisant de bons étudiants sont formés, une véritable réforme du bouddhisme est possible. » Thầy expérimente un nouveau style de cours en réorganisant chaque aspect du cursus, des pratiques et de la façon de vivre des moines. Pour égayer les cours, il leur apprend des chants populaires et de nouveaux chants bouddhiques et les emmène parfois même camper à la plage. Il leur demande d’abattre les murs des chambres des jeunes moines afin que les quarante étudiants vivent ensemble dans un grand dortoir, clair et spacieux. Comme Thầy s’en souviendra plus tard : « C’était très stimulant de pouvoir enfin proposer ce dont j’avais rêvé depuis si longtemps ». 

Thầy enseigne à ses étudiants les fondements du bouddhisme, l’histoire du bouddhisme et la littérature vietnamienne, ainsi que l’écriture créative et la poésie. Il invite des enseignants à venir donner des conférences, notamment le Vén. Yan Pou (Diễn Bồi, en vietnamien], venu de Chine, et frère Ananda Mangala, d’Inde. Il enseigne aux jeunes moines et moniales la poésie de Victor Hugo et les encourage à apprendre le français. Tous les matins, à huit heures, ils suivent le cours de français diffusé sur la chaîne de radio Pháp Á [« France-Asie »], mais Thầy s’aperçoit très vite que leur français n’est pas à la hauteur et qu’il faudra modifier le programme d’études en conséquence. Thầy commence également à traduire des textes chinois en vietnamien contemporain poétique. Son cours de littérature vietnamienne, qu’il est l’un des premiers à donner, rencontre un vif succès. Il commente la poésie bouddhique et des gāthā en vietnamien et en sino-vietnamien et présente les sutrā du Mahāyāna à la lumière de leurs qualités littéraires. Thầy encourage ses étudiants à avoir des discussions informelles sur le bouddhisme, la littérature française et la situation au Viêtnam. Il commence également à enseigner aux étudiants les plus avancés de l’Institut la philosophie occidentale, notamment à travers les œuvres de Hegel, Nietzsche, Sartre et Camus, afin qu’ils puissent, lorsqu’ils enseigneront, répondre aux questions d’intellectuels contemporains. 

C’était pour ses étudiants une toute nouvelle façon d’enseigner, très différente de celle qui prévalait dans les instituts d’études bouddhiques traditionnels. Thầy cherchait en effet à les inspirer et non à exercer son autorité. L’un deux se remémorera : « Thầy était un jeune enseignant enthousiaste, plein de douceur, sensible, serein, d’une grande maturité et aux manières raffinées. Il ne s’est jamais énervé contre l’un d’entre nous et il ne nous a jamais critiqués. » Thầy insiste toutefois pour que ses étudiants apprennent par cœur tous les sutrā, poèmes ou textes qu’ils étudient, afin que ceux-ci s’inscrivent dans leur conscience. Il les aide également à élargir leur vocabulaire et à développer leurs capacités. À l’époque, les instituts d’études bouddhiques traditionnels enseignent le chinois classique et le sino-vietnamien, mais Thầy, désireux de former la nouvelle génération de moines à la beauté et à la force de la langue vietnamienne, leur apprend à écrire avec éloquence en vietnamien contemporain. Bon nombre de ses élèves à l’Institut Ấn Quang deviendront à leur tour des érudits et des enseignants. 

Alors qu’il vient d’être nommé directeur pédagogique à l’Institut Ấn Quang, Thầy s’inscrit comme étudiant à la faculté de lettres de l’université de Saigon qui vient tout juste d’ouvrir ses portes. Comme bien d’autres étudiants en cette période troublée, Thầy choisit de s’inscrire sous le nom d’emprunt « Nguyễn Xuân Bảo ». La première promotion de l’université compte de nombreux étudiants talentueux, parmi lesquels Doãn Quốc Sỹ et Lý Quốc Sỉnh, qui deviendront plus tard des intellectuels renommés. Thầy prend souvent sa bicyclette pour aller enseigner à l’université et rentrer le soir à l’Institut Ấn Quang où il donne encore des cours. Un jour, il découvre à sa grande surprise que son livre sur la logique bouddhique sert de support pédagogique dans un des cours auxquels il assiste à l’université. Thầy achève ses études universitaires et obtient une licence en français et en littérature vietnamienne, tout en continuant de publier ses propres poèmes, articles et ouvrages. Thích Trí Không, qui était alors l’un des élèves de Thầy, a fait un récit détaillé de ses années d’études auprès de Thầy à l’Institut Ấn Quang dans les années 1950. Il se souvient que Thầy leur apprenait à ne pas croire tout ce qu’ils entendaient à la radio et à ne jamais chercher à imposer leurs opinions à autrui. Thầy encourageait ses étudiants à réfléchir, à développer un esprit critique et à faire preuve de discernement. 

En 1955, le régime du dirigeant catholique vietnamien Ngô Đình Diệm est prêt à tout pour consolider le pouvoir. Les catholiques sont favorisés, tandis que les bouddhistes sont de plus en plus réprimés et marginalisés. L’espoir d’élections démocratiques s’évanouit à mesure que les combattants du Việt-minh continuent à gagner du terrain et que le gouvernement, sous influence étrangère, fait tout ce qu’il peut pour empêcher des élections libres.

Thầy est chargé d’écrire une série de dix articles pour Dân Chủ [« Démocratie »], un journal politiquement neutre, dans lesquels il s’emploiera à montrer que la force de l’héritage bouddhique vietnamien et le bouddhisme n’ont rien d’obsolète ou de dépassé, contrairement à ce qui se dit souvent. C’est ainsi dans le tumulte et les tensions provoquées par la division du pays que la vision de Thầy pour un bouddhisme engagé prend corps. Publiés à la Une du journal sous le nom d’emprunt Thạc Ðức et avec pour titre Đạo Phật Qua Nhận Thức Mới [«Le bouddhisme dans une nouvelle perspective »], les articles osés de Thầy proposent une nouvelle voie à suivre sur le plan de la démocratie, de la liberté, de droits de l’homme, de la religion et de l’éducation. Ils provoquent une onde de choc dans tout le pays. Le dixième et dernier article est une critique bouddhiste audacieuse de la doctrine du « personnalisme » – l’alternative au libéralisme et au communisme que tout fonctionnaire est tenu de suivre dont se revendique le président Diệm. Publiée en février 1957 par l’Association des Instituts d’études bouddhiques du Viêtnam du Sud, cette série d’articles ouvrira la voie à une solution à la fois vietnamienne et bouddhiste pour aider le pays à sortir de la tourmente dans laquelle il est plongé.

En 1955, Thầy revient pour la première fois à Huế pour se rendre dans son temple racine et auprès de sa famille qu’il n’a pas revue depuis sept ans. Il est chaleureusement accueilli à son temple racine et l’Institut Báo Quốc l’invite à prendre la parole devant les étudiants. Thầy a aussi l’immense plaisir de rendre visite à ses parents. Ce sera la dernière fois qu’il verra sa mère en bonne santé.

En 1956, alors que Thầy a gagné en reconnaissance et en notoriété, la toute jeune Association générale des bouddhistes du Viêtnam le nomme rédacteur en chef de sa revue Phật Giáo Việt Nam [« Le bouddhisme vietnamien »] lors de sa deuxième assemblée générale. Thầy utilise une douzaine de pseudonymes pour signer des articles sur l’histoire du Viêtnam, la littérature internationale (notamment Tolstoï, Albert Camus et Victor Hugo), la philosophie, les textes bouddhiques, l’actualité du bouddhisme, des entretiens, des nouvelles et même de la poésie populaire, ne ménageant pas ses efforts pour promouvoir la réconciliation et un esprit d’unité entre les différents groupes bouddhistes du Nord et du Sud. Il approfondit ses recherches sur l’histoire du Viêtnam afin de proposer une solution qui soit véritablement vietnamienne, en s’appuyant sur le rôle majeur que le bouddhisme a joué au cours des dynasties des Lý et des Trần, entre les XIe et XIIIsiècles, ce qui l’avait tant inspiré quand il était un jeune moine. Alors que le catholicisme et les influences étrangères gagnent du terrain, cette revue bouddhiste devient une voix importante de la culture et de la tradition spirituelle vietnamiennes, au point qu’on la trouve même dans les librairies générales et les kiosques à journaux, ce qui est plutôt inhabituel à l’époque. En tant que rédacteur en chef de cette revue diffusée dans tout le pays, Thầy s’emploie à consolider les efforts visant à unifier les différentes branches du bouddhisme au Viêtnam au sein d’une seule et même congrégation, ceci afin de les protéger et de les aider à faire face aux menaces et à la répression dont ils sont l’objet de la part des forces politiques. La revue est un succès et Thầy devient une personnalité de premier plan. Alors même que ses idées quant à la façon dont le bouddhisme vietnamien pourrait contribuer à sortir le pays d’une situation qui ne cesse de se détériorer sont à bien des égards en avance sur son temps, il échoue toutefois à unifier les différentes branches du bouddhisme dans le pays en raison de la résistance que lui opposent la hiérarchie bouddhiste conservatrice et bon nombre de laïcs qui ne sont pas prêts à accepter cette vision d’un nouveau genre de bouddhisme.

Alors que la situation dans le pays évolue très rapidement, Thầy apprend que sa mère ne va pas bien et que son état s’est aggravé. Thầy et son frère An la ramènent chez eux à Đà Lạt où elle est prise en charge médicalement. Le frère aîné de Thầy, Thích Giải Thích (Nho), se joint à eux, ainsi que leur sœur aînée. La mère de Thầy décédera le jour de la pleine lune du neuvième mois lunaire de 1956, en présence de ses quatre enfants. Thầy écrit alors dans son journal : « Le plus grand malheur de ma vie est arrivé ! » Comme il le fera remarquer plus tard : « Même très âgé, celui qui perd sa mère a toujours l’impression qu’il n’est pas suffisamment mûr. Il se sent seul, délaissé, aussi malheureux qu’un petit orphelin. »

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Une communauté expérimentale

Vers la fin de l’année 1956, Thầy passe de plus en plus de temps à B’lao, un hameau situé dans les hauts plateaux du centre du pays où l’on cultive le thé, à environ deux cents kilomètres au nord-est de Saigon, sur la route de Đà Lạt. La division du pays, la mort de sa mère, le fait que la hiérarchie bouddhiste se soit opposée à ses efforts visant à unifier les différentes branches bouddhistes et à renouveler le programme d’études de l’Institut Ấn Quang, tout cela finit par le miner. 

C’est ainsi à Công Hinh, un autre nom de B’lao, que Thầy décide de venir s’installer au temple Phước Huệ, qui est aussi le siège de la congrégation bouddhiste locale. Il se retire alors dans une petite hutte au toit de chaume qu’il a construite au milieu des plantations de théiers sur les terres du temple, une petite hutte toute simple située au bout d’un sentier, où il n’y a qu’un lit, une table et des piles de livres. Le climat à B’lao, légèrement plus chaud et plus doux qu’à Đà Lạt, offre à Thầy des conditions favorables pour écrire et effectuer des travaux de recherche, loin de l’agitation de Saigon et des luttes de pouvoir au sein de la hiérarchie bouddhiste qui fait barrage à la nouvelle génération. À B’lao, c’est tout juste si, de temps à autre, on entend le moteur d’une voiture vrombir au loin sur la route principale. Le temple n’a pas l’électricité et dispose d’un petit générateur pour éclairer une douzaine d’ampoules électriques pendant quelques heures, le soir.

Thầy rêve de créer une communauté monastique sur les hauts plateaux et il sera très vite rejoint par plusieurs jeunes frères monastiques de l’Institut Báo Quốc ainsi que par des étudiants de l’Institut Ấn Quang. Il met ainsi en place un programme d’études et de pratique pour les moines qui sera aussi ouvert aux pratiquants laïcs des environs. Ils se réveillent à quatre heures du matin et commencent leur journée par une séance de méditation assise et des chants. Ils suivent des cours et étudient le matin. C’est depuis B’lao que Thầy écrira et publiera pendant deux ans des articles pour Phật Giáo Việt Nam, tout en donnant des cours aux jeunes moines. En fin d’après-midi ou en début de soirée, Thầy se joint parfois aux étudiants pour faire une partie de ping-pong. Il lui arrive même de jouer au football sur le grand terrain situé à l’arrière du bâtiment, ce qui était alors très osé, les moines au Viêtnam n’étant pas censés faire du sport. Leur journée se termine par une séance de méditation assise et des chants dans le temple. 

Thầy tient à donner aux moines la possibilité de se former dans un esprit d’études et de travaux autodirigés, dans un endroit inspirant et régénérant proche de la nature. Son souhait est que les jeunes moines fassent preuve de curiosité en ayant envie d’apprendre par eux-mêmes et pour eux-mêmes, et pas seulement pour réussir leurs examens et obtenir un diplôme. « Nous voulions offrir un tout nouveau bouddhisme », se souviendra-t-il. « Un bouddhisme capable d’agir comme un radeau pour sortir le pays entier de la situation désespérée des conflits, des divisions et de la guerre. » Thầy attend des moines qu’ils cultivent leur propre discernement, leur propre vision profonde et leur propre éveil, et non qu’ils aient une « foi aveugle » dans la doctrine bouddhique. Il apprend aux jeunes moines à se familiariser avec des sujets qui ne relèvent pas du bouddhisme – comme la science, l’histoire et la littérature –, mais pourront leur servir d’« outils » dans le cadre de leur étude du bouddhisme. Il leur enseigne l’histoire de la pensée bouddhique, l’évolution des différentes écoles bouddhiques et les principaux textes des écoles anciennes du bouddhisme indien, notamment les courants des Therāvadin et des Sarvāstivadin. Des professeurs d’université et des lettrés viennent de Saigon passer plusieurs semaines à l’Institut, se joindre aux discussions et aux marches et savourer pleinement la sérénité et le charme d’une vie simple. 

De temps à autre, Thầy emmène ses étudiants à Dijiring rendre visite à une sœur âgée, sœur Diệu Âm, et partager un repas avec elle. Il leur arrive aussi de randonner dans la forêt toute proche de Đại Lão qui recèle de nombreuses rivières et cascades et de merveilleux endroits pour écouter le bruit de l’eau et le chant des oiseaux. Les moines emportent de quoi pique-niquer puis, après avoir mangé, ils s’allongent sur les rochers d’une petite crique pour se reposer. Thầy les invite à chanter des chansons et à apprécier le ciel et les nuages pour se détendre et se ressourcer. Ils s’aventurent parfois au plein cœur de la forêt où ils écoutent Thầy leur raconter des histoires, réciter des poèmes ou évoquer sa vision pour l’avenir du pays. Thầy leur demande parfois de s’asseoir en cercle et de prendre des notes. 

Dans sa petite hutte entourée de théiers, Thầy fait un rêve dans lequel il voit sa mère. Il réalise alors pour la première fois qu’« être » et « non-être » sont avant tout des idées. Dans son rêve, la mère de Thầy est « jeune, pleine de vie, joyeuse et belle, avec de longs cheveux noirs ». « Elle était comme elle a toujours été et je lui ai parlé d’une façon tout à fait naturelle, sans la moindre trace de douleur. […] Cette nuit-là, vers une heure du matin, je me suis réveillé et mon chagrin n’était plus là. J’ai compris que l’idée d’avoir perdu ma mère n’était qu’une idée. Et puisque j’avais été capable de voir ma mère dans mon rêve, j’étais capable de la voir partout. En sortant dans le jardin inondé par la lune, j’ai ressenti cette lumière comme la présence de ma mère. Ce n’était pas juste une pensée. En vérité, je pouvais voir ma mère partout et tout le temps. » […] « Cette nuit-là, j’ai réalisé que la naissance et la mort de ma mère n’étaient que des concepts, et non la vérité. La réalité de ma mère était au-delà de la naissance et de la mort. Elle n’existait pas à cause de la naissance et elle n’avait pas cessé d’exister à cause de la mort. […] Ceci n’est pas de la philosophie. Je ne fais qu’énoncer la vérité. »

En 1957, Thầy et ses amis trouvent un terrain de trente hectares à vendre au cœur de la forêt de Đại Lão, dans un lieu paisible situé non loin du village de Montagnards de B’su Danglu, à une dizaine de kilomètres de B’lao et du temple Phước Huế. En janvier 1958, ils commencent à défricher le terrain et érigent au cours de l’été plusieurs structures en bois très simples. Le maître zen Thích Thanh Từ les rejoint et la communauté lui construira une hutte sur la colline où il demeurera jusqu’en 1961. Thầy se rend à Saigon en quête de fonds, où il parvient à vendre le manuscrit d’un nouveau livre sur la psychologie bouddhique, ce qui lui rapporte douze mille dongs. C’est suffisant pour construire une petite hutte et un bâtiment tout en longueur avec un toit en tôle ondulée destiné à accueillir trois pièces : une bibliothèque, une salle de méditation avec un autel et une salle à manger. 

Cette nouvelle terre est recouverte d’une végétation luxuriante. On y trouve des ruisseaux limpides et de beaux sentiers pour pratiquer la marche méditative. Thầy et ses amis appellent cette nouvelle communauté Phương Bối [« Feuilles odorantes de palmier »], en souvenir de la hutte dans laquelle vivait Thầy dans les plantations de thé du temple Phước Huệ. « Phương Bối nous offrait ses collines indomptées comme un énorme et doux berceau, couvertes d’herbes et de fleurs sauvages. Ici, pour la première fois, nous nous trouvions à l’abri de la dureté du monde », se remémorera Thầy. « C’était un refuge parfait pour une petite communauté – un lieu pour lire, écrire, méditer et contempler, baignant dans la paix et la tranquillité de la forêt majestueuse. » Phương Bối a aussi quelque chose de sauvage et de revigorant. Thầy écrira ainsi dans son journal qu’il sentait « cet homme de la tribu des Montagnards qui se réveillait en moi ». Il leur arrive de voir des tigres, d’être frappés par des orages ou de rester éveillés toute la nuit quand leur parviennent des sons lugubres provenant des profondeurs de la forêt. De temps à autre, Thầy part courir et pousse des cris pour se prouver à lui-même qu’il est libre, libre de vivre de façon intense et authentique, en étant proche de la nature et nourri par une énergie puissante de fraternité, de camaraderie et d’aspiration commune. Avec ce nouveau rêve d’un « centre de pratique rural », Thầy s’affranchit définitivement des formes du temple bouddhiste traditionnel, avec ses cérémonies et ses rituels, et crée un environnement exclusivement dédié à la pratique spirituelle, à l’étude, à la guérison, à la musique, à la poésie et au développement de la communauté. Thầy et ses amis apprécient la méditation assise au petit matin, la méditation du thé l’après-midi et la méditation assise le soir. Phương Bối devient un modèle expérimental visant à renouveler et à revitaliser le bouddhisme. Très peu en ont eu l’intuition à l’époque, mais Phương Bối allait devenir un modèle pour les nombreux « centres de pratique de la pleine conscience » que Thầy a établis dans le monde à la fin du siècle dernier. 

À Phương Bối, Thầy et ses amis moines restent très actifs. Outre le temps qu’il passe à explorer la forêt ou à réciter des poèmes, Thầy « consacre des heures et des heures à étudier, à discuter et à écrire sur un nouveau « bouddhisme engagé ». Comme il s’en souviendra, « Je travaillais aussi dur qu’il m’était possible ». Il effectue de nombreux déplacements pour enseigner et assumer ses fonctions de rédacteur en chef de Phật Giáo Việt Nam. En 1958, malgré tous ses efforts, le financement de la revue est finalement interrompu deux ans seulement après la parution du premier numéro. Thầy sait bien qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème de manque de fonds, mais que c’est aussi une façon pour la hiérarchie bouddhiste d’opposer une forme de résistance à ses articles audacieux. Il a le sentiment d’avoir échoué à renouveler et à unifier le bouddhisme vietnamien. Face à ce revers, pleurant toujours la mort de sa mère et vivant mal la division douloureuse du pays, Thầy tente de s’accrocher comme il peut. Il tombe malade, tellement malade qu’il a failli en mourir. Au mois d’octobre 1958, il sera hospitalisé pendant près d’un mois à l’hôpital Grall, à Saigon, où il sera pris en charge par des médecins français. C’est son disciple Thích Trí Không qui l’accompagne comme assistant. Thầy mettra du temps à récupérer. Il ira se reposer chez un ami laïc de Saigon qui lui a proposé de venir chez lui pour lui éviter d’être trop dérangé par les trop nombreux visiteurs du temple.

C’est une époque extrêmement difficile pour Thầy. Son corps est faible et il souffre d’insomnie chronique. Même les médecins ne parviennent pas à l’aider et son moral n’a jamais été aussi bas. Thầy décrira ensuite cette période comme un moment de profonde dépression. Il a toutefois l’intuition que s’il parvient à maîtriser sa pleine conscience de la respiration et de la marche, il pourra vraiment guérir. C’est en faisant face aux immenses difficultés qu’il rencontre au cours des années 1950 que Thầy approfondit ainsi sa pratique personnelle et trouve la force spirituelle dont il a besoin pour aller de l’avant. Alors qu’il était un jeune moine, Thầy avait étudié la méthode qui consiste à compter et à suivre la respiration et avait été initié à la pratique de la marche lente (VIET. kinh hành). Mais à l’époque, au Viêtnam, on ne faisait qu’étudier la théorie de la méditation dans les instituts d’études bouddhiques, sans apprendre comment appliquer la pratique de la méditation à sa propre guérison. C’est ainsi que Thầy, alors qu’il était en proie à une profonde souffrance, a dû découvrir par lui-même une manière de méditer pour panser ses propres blessures. Il expérimente alors une nouvelle méthode permettant d’associer plus naturellement sa respiration et ses pas pendant la marche et, au lieu de compter uniquement les respirations, il compte ses pas en suivant sa respiration. Cette concentration lui permet d’embrasser tendrement sa douleur et son profond désespoir sans se laisser emporter par des émotions fortes. « Avec la pratique de la respiration consciente », expliquera Thầy, « j’ai réussi à m’en sortir. » Il avait commencé cette pratique à l’institut Ấn Quang, il l’a poursuivie à B’lao et à Phương Bối, puis à l’université de Princeton, aux États-Unis, et n’aura de cesse au cours des décennies suivantes d’approfondir sa compréhension des sūtra sur la méditation et la respiration. Comme il l’écrira dans son journal, « Maintenant, je comprends que la vérité et la vertu doivent être accompagnées de la force… La vérité sans la force ne peut se maintenir ».

Désormais connu pour son travail de rédacteur en chef de Phật Giáo Việt Nam, Thầy est invité au printemps 1959 à participer au Japon à la conférence internationale du Wesak pour célébrer l’anniversaire du Bouddha. Il est chargé de prononcer une allocution qui sera son premier discours public en anglais. Au cours de ce voyage, Thầy aura une nouvelle fois des problèmes de santé et sera hospitalisé à Tokyo. Il continue à pratiquer la pleine conscience de ses pas et de sa respiration dans les couloirs de l’hôpital, s’entraînant ainsi à rester concentré sur sa respiration et à relâcher ses angoisses. Quand il rentre au Viêtnam à la mi-mai, il prend la décision de voyager plus souvent hors du Viêtnam et se donne un an pour apprendre à parler l’anglais couramment. Au Japon, Thầy a entendu parler des grandes collections d’écrits bouddhiques qui sont conservées dans des bibliothèques à l’étranger. Avec l’aide d’un moine vietnamien qui vient de rentrer des États-Unis, il fait alors une demande de bourse à l’ambassade des États-Unis. 

En novembre 1959, lors d’une série de conférences hebdomadaires qu’il a commencé à donner aux étudiants de l’université de Saigon, au temple Xá Lợi, Thầy rencontre de nombreux jeunes qui souhaitent lui apporter leur aide. Parmi eux se trouve Cao Ngọc Phượng, une jeune étudiante en biologie qui deviendra l’un de ses « treize cèdres », un groupe de jeunes gens engagés et passionnés qui étudieront avec lui et soutiendront sa vision d’un bouddhisme modernisé. Phượng, qui mène déjà des actions pour venir en aide aux plus démunis dans les bidonvilles de Saigon demande à Thầy d’élaborer des pratiques spirituelles pour les aider dans leurs interventions. Il accepte de relever le défi, et c’est en guidant Phương et les autres « cèdres » pour mener à bien leurs programmes de travail social, d’éducation et de secours que l’enseignement de Thầy trouve pour la première fois son application pratique et son champ d’action. Comme Thầy l’observera plus tard : « Ce n’était pas facile, parce que la tradition ne proposait pas d’emblée un bouddhisme engagé. Nous avons dû le faire nous-mêmes ». Phượng, qui sera sa principale collaboratrice pendant plus de soixante ans, est connue sous le nom de sœur Chân Không. Elle est aujourd’hui une enseignante renommée et très appréciée. 

Un ami de Thầy qu’il a connu à l’Institut Báo Quốc, le Vén. Đức Tâm, lui propose d’écrire une nouvelle série de dix articles intitulée Đạo Phật Ngày Nay [« Aujourd’hui le bouddhisme »] dans laquelle il pourra développer les idées sur le « bouddhisme engagé » qu’il a commencé à présenter dans sa série d’articles publiés dans Dân Chủ, en 1955. Thầy s’installe alors auprès du Vén. Đức Tâm sur l’île de Cồn Hến, à Huế, pour y écrire ces articles. Thầy se souviendra plus tard que le Vén. Đức Tâm lui préparait du thé à base d’écorces de prunier et lui offrait du maïs frais, une spécialité de l’île. Le premier article sera publié dans Dân Chủ en mars 1961. Quelques années plus tard, cette série d’articles sera traduite et publiée en français, devenant ainsi le premier ouvrage de Thầy publié en Occident, sous le titre Aujourd’hui le bouddhisme.

Dès 1959, l’intervention américaine au Viêtnam s’intensifie et renforce son soutien au régime du président catholique Diệm. À la fin de l’année 1961, les combats entre les forces du Việt-Minh et celles du Viêtnam du Sud arrivent jusqu’à Phương Bối. Des agents de police leur ordonnent de quitter les lieux. « Un hameau stratégique, surveillé par les troupes gouvernementales, avait été construit à proximité de la grand-route », se souviendra Thầy, qui sera profondément affecté par cette perte. Deux ans plus tard, alors qu’il sera déjà loin, en train de poursuivre ses études aux États-Unis, Thầy écrira dans son journal : « Je pleure la hutte de la Joie de la méditation. Je pleure la maison des Montagnards. Je pleure chaque feuille et chaque brin d’herbe de Phương Bối. » Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer aussi : « Nous ne perdrons jamais Phương Bối. Il est dans nos cœurs comme une réalité sacrée. Où que nous soyons, le simple fait d’entendre prononcer le nom de Phương Bối nous émeut jusqu’aux larmes. »

En train d’enseigner des enfants à lire et écrire en utilisant une chanson à propos du Bodhisattva de la Grande Compassion, au début des années 1960.

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Princeton et Columbia 

En 1961, Thầy bénéficie d’une bourse de recherche de la Fondation Fulbright pour lui permettre de découvrir de nouveaux horizons et de poursuivre ses études aux États-Unis. Il étudiera les religions comparées à l’université de Princeton, où il séjournera de 1961 à 1962. Avant de partir, Thầy se rend une dernière fois à Phương Bối pour dire au revoir à frère Thanh Từ, le dernier moine qui y vit encore. 

À Princeton, Thầy suit des cours sur le christianisme, l’islam et le bouddhisme chinois. C’est pour lui une période inspirante de contemplation et de guérison : l’atmosphère paisible qui règne sur le campus de Princeton n’est pas si différente de celle qu’il a connue dans les monastères. Thầy peut pratiquer aussi souvent qu’il le souhaite la marche méditative le long des allées du campus. C’est à Princeton qu’il vit son premier automne, ses premières neiges et la splendeur du printemps encore frais qui succède à l’hiver. Dans la paix et le calme, les visions profondes de Thầy peuvent mûrir : « C’est là que j’ai vraiment goûté, pour la première fois, “la paix d’être heureux dans le moment présent” (en sanskrit, dṛṣṭadharmasukhavihāra). Thầy sait comment s’établir vraiment dans le moment présent et toucher l’esprit de l’absence de but. 

Au cours de l’été 1962, alors qu’il séjourne au camp Ockanickon, à Medford, dans le New Jersey, Thầy décrit ses « premières fleurs d’éveil » dans Bông Hồng Cài Áo, un petit livre à la fois simple et lyrique dans lequel il rend hommage aux mères et invite le lecteur à chérir ce qu’il a maintenant, dans le moment présent. On distingue déjà dans ce texte le nouveau chemin de pratique et d’enseignement que Thầy développera au cours des années à venir. Thầy l’envoie à Cô Nhiên, l’un de ses « cèdres » au Viêtnam, qui se charge aussitôt de le faire publier. C’est le premier livre en vietnamien qui propose d’appliquer la pleine conscience à la vie quotidienne, et il deviendra rapidement un best-seller. 

Écrit dans une langue poétique et naturelle que même les enfants peuvent comprendre, Bông Hồng Cài Áo n’a pas la forme d’un enseignement bouddhique, mais plutôt d’une méditation guidée pour aider le lecteur à toucher la merveille qu’est la présence de sa mère, ici et maintenant. C’est la première fois qu’un moine bouddhiste montre que la conscience méditative peut être une énergie douce et lumineuse et nous éclairer dans notre vie de tous les jours. Le lecteur peut accéder au fruit de la méditation sans avoir à transformer son cœur et son esprit en un champ de bataille, sans avoir à lutter contre la colère, la tristesse ou l’avidité. Alors qu’il était jusque-là surtout connu comme poète, rédacteur en chef et érudit bouddhiste, Thầy commence avec ce livre à se faire connaître pour son bouddhisme qui est à la fois profond et accessible au plus grand nombre. Cette année-là, à l’occasion de la fête des Mères (Vu Lan, à la pleine lune du septième mois), les étudiants de Thầy décident d’organiser une « fête des Roses » pour célébrer les mères en s’inspirant de ce livre qui deviendra au fil du temps partie intégrante de la culture bouddhiste au Viêtnam. Bông Hồng Cài Áo s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et on peut le trouver dans la plupart des foyers bouddhistes. L’esprit et l’approche de Bông Hồng Cài Áo sont totalement nouveaux et l’on peut y voir le style particulier de Thầy prendre corps. En s’exprimant de manière profonde, lyrique, authentique et intime, il propose une nouvelle approche des écrits et des enseignements bouddhiques qui sera largement adoptée, aussi bien en Asie qu’en Occident. 

Voici comment Thầy évoquera plus tard ces années formatrices aux États-Unis : « J’ai grandi au Viêtnam. Je suis devenu moine au Viêtnam. J’ai appris et pratiqué le bouddhisme au Viêtnam. Avant d’arriver en Occident, j’ai enseigné le bouddhisme à plusieurs générations d’étudiants. Mais je peux affirmer aujourd’hui que c’est en Occident que j’ai réalisé ma voie. »

Après avoir terminé son année à Princeton, Thầy prolonge son séjour aux États-Unis afin de poursuivre ses travaux de recherche à l’université de Columbia (de 1962 à 1963) où il profite autant qu’il le peut de l’immense collection d’écrits bouddhiques de la bibliothèque Butler. Son mentor et l’éminent professeur de religion Anton Zigmund-Cerbu, un spécialiste des religions orientales et plus particulièrement du bouddhisme maîtrisant quarante langues, dont le vietnamien et le français. Le professeur Cerbu est une personne très facile à vivre et à l’esprit jeune. Il est pour Thầy un véritable ami et un pilier qui voit son potentiel et l’encourage. 

Au cours des mois de novembre et décembre 1962, Thầy fait une série d’expériences spirituelles de plus en plus profondes. Il est bouleversé en lisant le récit de Dietrich Bonhoeffer, un pasteur et théologien allemand n’ayant pas hésité à critiquer ouvertement le régime nazi qui fut emprisonné puis exécuté en 1945. En lisant le récit de Bonhoeffer au sujet de sa décision de quitter les États-Unis pour rentrer chez lui en Allemagne, au péril de sa vie, Thầy est frappé par la description qu’il fait de ses derniers jours en prison : 

[…] j’étais tenu éveillé par le ciel étoilé qui habite en chacun de nous. J’ai ressenti un élan de joie et la certitude que je serais capable d’endurer des souffrances si grandes que je ne les aurais pas crues possibles. Bonhoeffer est la goutte qui a fait déborder ma coupe, le dernier chaînon d’une longue chaîne, le souffle d’air qui a fait tomber le fruit mûr. Après l’expérience de cette nuit-là, je ne me plaindrai plus jamais de l’existence. […] Tous les sentiments, les passions, les souffrances se révélaient comme autant de miracles et, pourtant, je restais bien établi dans mon corps. Certaines personnes parleraient peut-être d’expérience “religieuse”, mais ce que je ressentais était complètement humain. Je savais à ce moment-là qu’il ne pouvait pas y avoir d’illumination en dehors de mon propre esprit et des cellules de mon corps. La vie est un miracle, même dans ses souffrances. D’ailleurs, sans souffrance, la vie serait impossible. »

Voyant le courage et la détermination extraordinaires de Bonhoeffer, Thầy réalise qu’il existe des bodhisattva ici même, sur cette Terre. Libéré de l’idée selon laquelle les bodhisattva sont des « êtres lointains perchés sur un piédestal », il passe les semaines suivantes à contempler tous les bodhisattva du Sūtra du lotus et se rend compte qu’il peut « reconnaître leur présence chaque jour en ceux que nous rencontrons », et que ce sera notamment le cas dans la jeune génération quand il rentrera au Viêtnam. Ses amis et ses élèves lui écrivent régulièrement pour lui donner de leurs nouvelles et lui raconter ce qu’ils ont fait pour soulager la souffrance autour d’eux. Profondément déterminé à leur apporter son soutien, Thầy commence à penser au type d’enseignements et de programmes qu’il pourrait mettre en place pour leur venir en aide quand il sera de retour au Viêtnam.

Au printemps 1963, lors de la fête annuelle du Wesak, la répression des bouddhistes par le régime de Diệm s’intensifie et prend un tournant dramatique. Maître Thích Chân Thật, le maître de Thầy qui est connu pour sa douceur et sa non-peur et que Thầy admire profondément, rejoint alors les moines qui manifestent pacifiquement dans les rues. Aux États-Unis, Thầy devient un porte-parole actif du mouvement bouddhiste pour la paix dans son pays. Il donne des conférences, accorde des entretiens dans des médias et transmet des documents à l’Organisation des Nations unies sur les violations des droits de l’homme au Viêtnam. En juin, Thầy apprend en lisant The New York Times qu’un moine âgé, le vénérable Thích Quảng Đức, s’est immolé. Thầy le connaît bien et a séjourné avec lui à Nha Trang et à Saigon. Thầy expliquera plus tard : « Quand vous vous suicidez, [c’est parce que] vous êtes désespéré, vous ne supportez plus de vivre. Ce n’était pas le cas du Vén. Thích Quảng Đức. Il voulait vivre. Il voulait que ses amis et les autres êtres vivants vivent ; il aimait être vivant. Mais il était suffisamment libre pour offrir son corps afin de livrer au monde ce message : “Nous souffrons. Nous avons besoin de votre aide”. » Peu après, Thầy apprend que d’autres moines et moniales se sont aussi immolés. Dans son poème « Le feu qui dévore mon frère », Thầy nous fait part de sa détresse et de sa ferme résolution de continuer à œuvrer pour la paix. En août, plus d’un millier de moines bouddhistes sont interpellés et des centaines d’autres sont portées disparues. Thầy transmet une nouvelle fois à l’ONU des documents au sujet des persécutions, il convoque une conférence de presse et entame une grève de la faim dans l’espoir que l’ONU envoie une mission d’établissement des faits au Viêtnam. 

Au cours de l’été 1963, Thầy obtient un diplôme de Master of Arts in Religion de l’Union Theological Seminary à l’université de Columbia après avoir soutenu un mémoire sur la psychologie bouddhique. Le professeur Horace L. Friess, un spécialiste de l’éthique, lui propose de rester à New York en lui offrant un poste de chargé de cours et d’assistant de recherche au département de philosophie et de religion. Quelque temps plus tard, juste après la chute du régime de Diệm, en novembre 1963, Thầy reçoit une invitation de l’ambassade du Viêtnam lui enjoignant de rentrer au pays, suivie d’une autre invitation de l’Association générale des bouddhistes du Viêtnam. Le professeur Cerbu tente de persuader Thầy de rester aux États-Unis où ils pourront créer ensemble un département d’études vietnamiennes à l’université de Columbia. Peu après, Thầy reçoit cette fois un câble de Thích Trí Quang, l’un des principaux piliers de la hiérarchie bouddhiste au Viêtnam, l’implorant de revenir à Saigon pour les aider à organiser et à renouveler le bouddhisme vietnamien. Au Viêtnam, c’est une période pleine de possibilités, mais aussi une période marquée par la discorde et une grande instabilité politique. Thầy n’a pas encore accepté l’invitation de rentrer au Viêtnam qu’il reçoit un télégramme l’informant que son billet de retour a déjà été pris et qu’il est attendu à l’aéroport. Thầy accepte de revenir, non sans une certaine appréhension, comme il l’exprime dans son poème « Voici mes mains ». Cinquante ans plus tard, en 2017, l’Union Theological Seminary créera un « Programme Thich Nhat Hanh pour le bouddhisme engagé » en son honneur.

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Le leader des mouvements bouddhistes pour la paix et le travail social

En 1966, jeune leader dans le mouvement bouddhiste pour la paix en train de grandir

Thầy quitte les États-Unis en décembre 1963 et fait d’abord escale en France où il donne plusieurs conférences à Paris. De retour au Viêtnam, en janvier 1964, Thầy assume son rôle de leader du mouvement bouddhiste pour la paix et l’action sociale. Après avoir recueilli l’avis des dirigeants et des étudiants bouddhistes, il fait deux propositions concrètes aux jeunes militants qui s’engagent au service de la population : premièrement, passer chaque semaine une journée ensemble au temple de la Bambouseraie pour se reposer physiquement et mentalement et nourrir leur aspiration ; et, deuxièmement, participer à la création de villages pilotes afin de contribuer à la reconstruction et au développement rural. 

Thầy fait également trois propositions à l’Église bouddhique unifiée du Viêtnam pour lutter contre la violence et la discorde : 

  1. L’Église doit appeler publiquement à la cessation des hostilités au Viêtnam et organiser des pourparlers de paix entre le Nord et le Sud.
  2. L’Église doit établir d’urgence un Institut des hautes études bouddhiques pour former une nouvelle génération à l’étude et à la pratique du bouddhisme et contribuer à guider le pays dans la direction de la compréhension, de la compassion, de la tolérance et de l’écoute profonde.
  3. L’Église doit mettre en place immédiatement un centre de formation de travailleurs sociaux qui se rendront dans les villages ruraux pour aider les pauvres – qui meurent de faim, ne sont pas scolarisés et ne savent pas comment organiser les affaires du village –, afin de contribuer à une transformation sociale non violente fondée sur les enseignements du Bouddha.

La hiérarchie bouddhiste n’accepte que le deuxième point, mais comme elle n’a ni les finances ni le lieu pour fonder un nouvel institut, elle autorise Thầy à s’en charger. Il ne faudra à Thầy qu’une semaine pour rencontrer les dirigeants de l’Église bouddhique unifiée du Viêtnam et entamer les premières démarches en vue de fonder un institut des hautes études bouddhiques à Saigon.

Les années suivantes seront pour Thầy une période d’engagement et d’activité intense pendant laquelle il ne cessera d’encourager la jeune génération à agir en s’inspirant de ses enseignements, de ses écrits, de ses efforts pour bâtir des communautés et de sa vision de l’action au service des autres.

Thầy a finalement le champ libre pour réaliser ses rêves. Le temple de la Bambouseraie devient la base de la communauté : les jeunes moines et des amis laïcs s’y retrouvent pour passer un moment ensemble, et des étudiants viennent les rejoindre le week-end. Thầy demande à son premier disciple monastique, frère Nhất Trí, un travailleur social talentueux, de prendre en charge le premier programme pilote dans le village de Cầu Kinh. Un deuxième programme pilote sera mis en œuvre par la communauté l’été suivant, dans le village de Thảo Điền. Composée de moines et de laïcs, la jeune communauté de travailleurs sociaux aide les villageois à construire des huttes où ils donneront ensuite des cours aux enfants. Très vite, ils commencent à former les villageois à l’agriculture, à l’irrigation et à l’hygiène. « Nous n’avons pas d’argent », se souviendra Thầy, « mais nous avons un plan, de la bonne volonté et d’énormes quantités d’énergie. » 

En mars 1964, avec le soutien sans faille de ses étudiants et de ses amis, Thầy fonde les éditions Lá Bối et l’Institut de hautes études bouddhiques de Saigon au temple Pháp Hội. Thầy y fait venir de Phương Bối sa bibliothèque de près de vingt mille ouvrages. Il y donne ses premiers cours sur la psychologie bouddhique, les Prajñāpāramitāsūtra [Les Sūtra de la compréhension parfaite],ainsi que sur des écrits du bouddhisme originel.

En avril, quand Thích Minh Châu rentre d’un voyage en Inde, Thầy lui propose de devenir le directeur de l’Institut. La première année universitaire commence à l’automne 1964 et l’Institut est alors rebaptisé « Université Vạn Hạnh ». La maison d’édition Lá Bối [« Feuilles de palmier »] est fondée pour faire entendre de nouvelles voix bouddhistes qui proposent des solutions pour sortir de la violence. Comme Thầy l’expliquera plus tard : « Pour défier l’oppresseur, nous nous servions d’autres “armes” encore, à savoir la littérature et les arts. Les œuvres des écrivains – parmi eux des poètes, des compositeurs, et des artistes opposés à la guerre –, bien qu’interdites, trouvaient de vastes circuits de diffusion. Les chants de protestation s’entendaient dans les rues et dans les écoles. La littérature antiguerre était la littérature la plus populaire au Viêtnam, elle avait même réussi à s’infiltrer dans certaines unités de l’armée ».

Très vite, Thầy est nommé rédacteur en chef du principal hebdomadaire bouddhiste Hải Triều Âm [« La Voix de la marée montante »]. Comme le nombre de lecteurs ne cesse de croître, cinquante mille exemplaires sont imprimés chaque semaine et livrés par avions à Huế et à Đà Nẵng. C’est la première revue à publier des poèmes et des chansons pour la paix, ainsi que des articles sur les grèves de la faim que des moines ont entamées et les manifestations qu’ils organisent pour exiger la fin de l’oppression dont ils sont victimes. Composés dans une forme libre s’écartant des règles classiques, les poèmes de Thầy sont particulièrement appréciés. Bien que Thầy lui-même n’ait jamais estimé écrire de la poésie en « vers libres », ses poèmes sont considérés comme les meilleurs exemples du nouveau mouvement poétique vietnamien dit en « vers libres ». Les poètes sont depuis des siècles des figures estimées de la culture et de la société vietnamiennes, si bien qu’en cette période pleine de tensions, la voix de la poésie, plus puissante que jamais, touche le cœur de millions de personnes. 

La grande inondation de novembre 1964 qui se produit dans le centre du Viêtnam dévaste des villages entiers et fait des milliers de victimes, notamment dans les zones de conflit où la population est très démunie et où personne n’ose venir porter secours aux sinistrés. Thầy, frère Nhất Trí et Phượng remontent la rivière Thu Bồn sur plusieurs embarcations, traversant ainsi les zones de combat, pour distribuer de l’aide dans le district de Đức Dục, dans la province de Quảng Nam. Ils rencontreront des enfants blessés qui se vident de leur sang, de jeunes hommes mal nourris et des pères dont toute la famille a été emportée. Dans un geste de compassion et de solidarité, Thầy se coupera le doigt et regardera le sang couler dans l’eau en guise de prière pour tous ceux qui ont péri. 

Il leur est extrêmement difficile de mener à bien leurs programmes d’aide dans un contexte de suspicion, de haine, de peur et de violence. Le danger peut venir de tout côté à chaque instant. Des amis de Thầy sont arrêtés, des travailleurs sociaux sont menacés et des soldats armés peuvent surgir d’un moment à l’autre. « Si vous n’avez pas de pratique spirituelle, vous ne pouvez pas survivre », expliquera Thầy. « Le bouddhisme engagé est né dans un contexte très difficile. Nous nous efforcions de maintenir notre pratique tout en répondant à la souffrance, et de pratiquer la marche méditative là où nous étions, à l’endroit même où des gens couraient encore sous les bombes. » Une seule respiration en pleine conscience les aide à ne pas se laisser emporter par leurs émotions fortes et leur procure la sérénité dont ils ont besoin pour savoir ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour apporter une aide concrète.

Leurs propres souffrances et leurs propres difficultés agissent comme leur plus grand maître. « Le plus difficile était de ne pas perdre espoir, de ne pas céder au désespoir », se souviendra Thầy. « Dans une situation de souffrance extrême comme celle à laquelle nous étions confrontés, [il fallait] pratiquer de façon à préserver notre espoir et notre compassion ». C’est à cette époque qu’un des villages où ils interviennent non loin de la zone démilitarisée est bombardé. Ils le reconstruisent. Quand il sera bombardé une deuxième fois, les travailleurs sociaux demanderont à Thầy s’ils doivent le reconstruire et il dira : « oui ». Lorsqu’il sera bombardé une troisième fois, Thầy réfléchira et répondra encore « oui ». Comme il l’expliquera plus tard : « On aurait dit qu’il n’y avait plus d’espoir d’en voir la fin, tant la guerre durait depuis longtemps. Je devais pratiquer assidûment la respiration en pleine conscience et revenir toujours à moi-même. Je dois avouer que je n’avais pas beaucoup d’espoir en ce temps-là, mais si je n’avais eu aucun espoir, cela aurait été dévastateur pour ces jeunes. Je devais pratiquer profondément et nourrir le peu d’espoir qui était en moi afin de pouvoir être un refuge pour eux. »

En juin 1965, les militaires s’emparent du pouvoir et la violence et l’oppression s’intensifient. « Les libertés civiles sont restreintes, les opposants politiques – dénoncés comme neutres ou procommunistes – sont emprisonnés, et les partis politiques ne sont autorisés qu’à condition de ne pas critiquer ouvertement la politique du gouvernement. » Les combattants de la guérilla poursuivent leur lutte. Thầy continue à composer d’audacieux poèmes pour la paix dans lesquels il décrit les terribles épreuves qu’endure la population. Son recueil de poèmes Chắp Tay Nguyện Cầu Cho Bồ Câu Trắng Hiện [« Les mains jointes en prière, nous prions pour qu’apparaisse la blanche colombe »] est publié en 1965. Il s’en est vendu plus de trois mille exemplaires en deux semaines. Mais, très vite, les poèmes de Thầy sont dénoncés à la radio par les deux parties comme étant de la « poésie antiguerre » et Thầy sera désormais en danger. Ses poèmes continuent à circuler sous le manteau et deviennent des chants pacifistes populaires qui sont chantés dans les rues et lors de réunions d’étudiants. Inspiré par la poésie de Thầy et son message selon lequel « l’homme n’est pas notre ennemi », Phạm Duy, un compositeur très populaire au Viêtnam, écrit la chanson « Dix chants du cœur ».

En 1965, craignant que les communistes gagnent du terrain, le président américain Lyndon B. Johnson envoie les premières troupes de combat au Viêtnam. Lorsqu’arrive l’été, plus de cent vingt-cinq mille soldats américains sont présents sur le sol vietnamien. Thầy et d’autres intellectuels au Viêtnam décident de faire appel à des personnalités de premier plan en Occident pour les aider à faire évoluer l’opinion publique aux États-Unis. Comme Thầy le fera remarquer plus tard : « En deux guerres, nous avons vu arriver des soldats français pour tuer et se faire tuer, et de jeunes Américains venir tuer et se faire tuer. » Il dira aussi : « J’ai compris que la cause de notre souffrance au Viêtnam, ce ne sont pas les soldats américains, mais la politique. C’est l’incompréhension et la peur qui sous-tendent la politique. » Thầy et ses amis décident que Thầy écrira à Martin Luther King, tandis que d’autres écriront à Jean-Paul Sartre, à Henry Miller, etc.. Dans la lettre qu’il adresse à Martin Luther King, Thầy explique que c’est par compassion que des bouddhistes se sont immolés. Il précise : « Personne ici ne veut la guerre. Mais alors, à quoi sert cette guerre ? Et de qui est-ce la guerre ? […] Comme vous êtes engagé dans une des luttes les plus difficiles pour l’égalité et les droits de l’homme, je suis certain que vous faites partie de ceux qui comprennent pleinement la souffrance indescriptible du peuple vietnamien et en parlent de tout leur cœur. Les plus grands humanistes du monde ne doivent pas rester silencieux. Vous ne pouvez pas rester silencieux. » Lorsqu’ils se rencontreront un an plus tard, à Chicago, Martin Luther King aura rejoint l’International Committe of Consciousness on Vietnam [« Comité international de conscience à propos du Viêtnam »]. 

En septembre 1965, Thầy et son équipe fondent l’École de la jeunesse pour le service social, une structure officielle devant permettre à Thầy, à ses « treize cèdres » et à ses compagnons de route de poursuivre leur action auprès des populations les plus vulnérables, qui comptera des milliers d’étudiants bénévoles. Ils créent ainsi une organisation politiquement neutre et active sur le terrain formant les jeunes à des compétences pratiques et à la résilience spirituelle. Ils les envoient dans des villages bombardés et des communautés sous-développées pour créer des écoles et des centres de santé, réinstaller les familles sans abri et mettre en place des coopératives agricoles. Ils sont un peu comme des « US Peace Corps », des volontaires pour la paix qui sont neutres et interviennent dans quatre domaines : la santé, l’hygiène et le système sanitaire, l’économie et l’organisation. Les étudiants de l’École aident le villageois à construire des écoles avec des tiges de bambou et des feuilles de palmier, puis ils y donnent des cours. Ils leur apprennent notamment à irriguer leurs champs et à cultiver des champignons. Ils creusent des toilettes et des égouts et mettent en place des centres de santé pour traiter les diarrhées et les infections. Comme Thầy l’écrira dans son journal : « Mes amis et moi, nous sommes convaincus qu’un mouvement pour reconstruire notre pays doit reposer sur des fondations très différentes. Nous voulons engager une guerre contre la pauvreté, l’ignorance, la maladie et les conceptions erronées. » 

Les jeunes qui sont attirés par l’École de la jeunesse pour le service social sont animés par la volonté d’agir pour répondre à la situation, mais de façon non violente : ils ne veulent ni rejoindre les forces communistes, ni les forces anticommunistes. Ils savent que faire partie de l’École de la jeunesse pour le service social a quelque chose de révolutionnaire, en ce sens que cela exige engagement et sacrifice. À l’instar des US Peace Corps, ces travailleurs sociaux interviennent bénévolement sans être rémunérés. Mais il apparaîtra très vite que la neutralité politique de l’École était à la fois sa plus grande force et sa plus grande faiblesse. Dans un pays aussi fracturé, le fait d’affirmer sa neutralité était perçu comme une menace dans les deux camps. 

Thầy écrit le poème « Recommandation » pour rappeler à ses étudiants l’importance de garder leur compassion et de ne pas sombrer dans le désespoir lorsqu’ils font face à la violence et à l’injustice lors de leurs interventions : 

Promets-moi, promets-moi aujourd’hui même,
promets-moi maintenant,
alors que le soleil est au-dessus de nos têtes,
juste au zénith,
Promets-moi :

Même s’ils te terrassent
d’une montagne de haine et de violence,
même s’ils te piétinent et t’écrasent comme un ver,
même s’ils t’étripent et t’arrachent les membres,
souviens-t’en, frère,
souviens-t’en : l’homme n’est pas notre ennemi. 

La seule chose digne de toi est la compassion –
invincible, sans limites, sans condition.
La haine ne te laissera jamais affronter
la bête qui est en l’homme.
 

Thầy bénéficie du soutien d’une communauté solide d’amis et de confrères. Frère Thanh Văn (le disciple d’un des étudiants monastiques de Thầy à Đà Lạt et à l’Institut Ấn Quang) est le premier directeur de l’École pour la jeunesse et le service social. Frère Châu Toàn, le seul disciple de Thích Mật Thể dont le bouddhisme engagé avait inspiré Thầy alors qu’il était un jeune moine, devient rédacteur en chef adjoint de la revue Hải Triều Âm qui rencontre un vif succès. Frère Nhất Trí, le premier disciple monastique de Thầy, est un travailleur social très inspirant et un exemple d’humilité et de compassion pour les autres. Phượng, qui est la présidente de l’Union des étudiants de l’université bouddhique Vạn Hạnh, dirige avec passion et énergie le département des relations publiques de l’École, mettant en œuvre leur vision commune du mouvement bouddhiste pour le travail social. Malgré les difficultés et les risques auxquels ils s’exposent quotidiennement dans le cadre de leurs activités, cette période au milieu des années 1960 est aussi un temps de solidarité et de fraternité, dans une communauté jeune et dynamique qui envisage un avenir d’espoir et de réconciliation. Thầy s’assure qu’au moins une fois par semaine, ils se rassemblent au temple de la Bambouseraie, à Gò Vấp, pour pratiquer la méditation assise et la marche méditative. Ils prennent ensuite leur repas ensemble et passent un moment à réciter de la poésie et à chanter des chansons pour se reposer et se régénérer. 

En février 1966, Thầy continue à bâtir la communauté en fondant l’ordre de l’Inter-être [en vietnamien, Dòng Tu Tiếp Hiện], un nouvel ordre s’appuyant sur les préceptes bouddhiques traditionnels des bodhisattva, mais exprimés avec la vision novatrice d’un bouddhisme engagé et moderne. Cet ordre incarne l’enseignement de Thầy de « ne pas prendre parti dans un conflit » et met l’accent sur le non-attachement aux idées et l’importance d’être libre de toute idéologie. Pour Thầy, ces préceptes sont « une réponse directe à la guerre, une réponse directe au dogmatisme, où chacun est prêt à tuer et à mourir pour ses croyances ». Il précisera plus tard : « En tant que bouddhiste qui pratique la paix et la réconciliation, vous ne pouvez pas accepter une guerre où des frères tuent des frères avec des idéologies et des armes étrangères. L’ordre de l’Inter-être est né de ce mouvement de résistance spirituelle. » Les six premiers membres (dont Phượng) sont des travailleurs sociaux qui mettent en pratique les idéaux bouddhiques et se soutiennent mutuellement dans leurs efforts visant à associer spiritualité et action. Ils se retrouvent chaque semaine pour réciter les préceptes dans le petit temple en bambou avec un toit de chaume qu’ils ont édifié au cœur même du campus de l’École de la jeunesse pour le service social. Thầy ne cessera au cours des décennies suivantes d’actualiser les Quatorze Préceptes de l’ordre de l’Inter-être qui constituent une véritable boussole morale pour mener une vie d’action engagée. L’ordre de l’Inter-être compte aujourd’hui plus de trois mille membres dans le monde.

Comme Thầy l’observera plus tard : « La guerre du Viêtnam était avant tout conflit à caractère idéologique. Pour assurer la survie de notre peuple, nous devions écarter deux types de fanatisme – le fanatisme communiste et le fanatisme anticommuniste – et nous maintenir dans la plus stricte neutralité. Bien que les bouddhistes vietnamiens aient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour parler au nom de l’ensemble du peuple sans prendre parti pour l’une ou l’autre idéologie, on nous accusait d’être des “neutralistes procommunistes”. » « Les deux camps prétendaient chacun parler au nom des vraies aspirations du peuple vietnamien, mais, en réalité, les Vietnamiens du Nord parlaient pour le bloc communiste et les Vietnamiens du Sud pour le bloc capitaliste. Quant aux bouddhistes, leur seul souhait était de se faire un instrument de paix pour tout le peuple, d’être entendus par tous – les Vietnamiens aspiraient à la paix, non pas à une “victoire” de l’une ou l’autre partie en guerre ». Mais, comme il le commentera, « Le bruit des avions et des bombes était trop fort. Les peuples du monde ne pouvaient pas nous entendre. J’ai donc décidé de me rendre en Amérique et d’appeler à la cessation de la violence. »

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Départ du Vietnam pour appeler à la paix

Thich Nhat Hanh part aux USA pour appeler pour la paix en 1966

Au printemps de l’année 1966, Thầy est invité par le professeur George McTurnan Kahin de l’université de Cornell à se rendre aux États-Unis pour donner une série de conférences sur la situation au Viêtnam au département des affaires politiques pour l’Asie du Sud-Est de l’université. Par la suite, Alfred Hassler, le secrétaire exécutif de la Fellowship of Reconciliation – la principale organisation internationale interconfessionnelle pour la paix et la justice, connue en français sous le nom de « Mouvement pour la réconciliation » – invite Thầy à faire une tournée de conférences dans des universités et des églises aux États-Unis, en Europe, en Asie et en Australie pour prôner la paix. C’est un voyage risqué qui doit durer trois mois, après quoi Thầy est censé rentrer au Viêtnam pour y poursuivre ses activités dans le cadre du mouvement pour la paix et le travail social. 

Le 1er mai 1966, dix jours avant de se rendre aux États-Unis, Thầy reçoit la transmission de la lampe de son maître, le maître zen Thích Chân Thật, au temple Từ Hiếu, à Huế. Lors de cette importante cérémonie bouddhiste, Thầy devient officiellement un enseignant du Dharma de la lignée du Dharma de Liễu Quán de la 42génération de l’école de Linji. À cette occasion, le maître de Thầy exprime également le souhait que Thầy lui succède un jour comme abbé du temple. Conformément à la tradition, il offre un poème à Thầy pour marquer la transmission de la lampe :

Nhất hướng phùng xuân đắc kiện hành
Hành đương vô niệm diệc vô tranhTâm
đăng nhược chiếu kỳ nguyên thể
Diệu pháp đông tây khả tự thành

S’engager dans l’unique action à la rencontre du printemps,
c’est suivre la voie des héros,
sans être attaché à des idées ou à notions et sans prendre parti dans les conflits.
La lumière de la pleine conscience éclaire notre véritable nature
et le merveilleux Dharma se réalise alors à l’Est comme à l’Ouest.

Thầy quitte le Viêtnam le 11 mai 1966 et devra patienter pendant trente-neuf ans avant de pouvoir fouler une nouvelle fois le sol de son pays. Il ne reverra jamais son maître. 

Au moment de son départ, Thầy est au Viêtnam une figure de proue du mouvement bouddhiste pour la paix et le travail social. Il a publié plus de vingt ouvrages et est devenu l’un des poètes les plus populaires du pays. Lors de sa tournée de conférences en 1966, Thầy se rend dans dix-neuf pays où il plaide pour la paix, se faisant le porte-parole des aspirations et de la souffrance des masses sans voix du peuple vietnamien. Voici l’impression qu’il a laissée à un journaliste du New York Post, quelques jours seulement après son arrivée aux États-Unis :

« Il est tout petit, mince et vêtu d’une robe de moine, ses yeux sont alternativement tristes et animés et il parle de façon modeste et émouvante. Sa tête est probablement mise à prix dans le Saigon du général Kỳ. […] Il s’exprime dans la langue internationale de l’érudit plongé dans le drame de l’histoire ; il n’appelle pas à la paix à tout prix, mais demande qu’on mette fin à la folie. […] Quand on l’interroge sur la “liberté” et la “démocratie”, il répond par une question : “À quoi servent la liberté et la démocratie si vous n’êtes pas en vie ?” […] En écoutant cet homme frêle et sérieux, on se demande si le Département d’État ne pourrait pas autoriser le président Johnson à le rencontrer directement. »

Aux États-Unis, Thầy rencontre des militants pacifistes et des mystiques chrétiens renommés, notamment le père jésuite Daniel Berrigan et le moine trappiste Thomas Merton, ainsi que des responsables politiques comme le secrétaire d’État à la défense Robert McNamara et le sénateur Edward Kennedy. Il rencontre également le révérend Martin Luther King avec qui il a commencé à correspondre un an plus tôt. « Nous avons parlé des droits de l’homme, de la paix et de la non-violence », se souviendra Thầy. « Nous faisions le même genre de choses : bâtir une communauté en mélangeant des graines de sagesse, de compassion et de non-violence. » Le 31 mai 1966, ils tiennent ensemble une conférence de presse à Chicago, à l’hôtel Sheraton, et c’est l’une des premières fois que Martin Luther King s’exprimera publiquement contre la guerre au Viêtnam. Dans une déclaration commune, ils comparent ceux qui manifestent pour les droits civiques à ceux qui s’immolent Viêtnam : « Nous sommes persuadés que les bouddhistes qui se sont sacrifiés, à l’instar des martyrs du mouvement des droits civiques, n’ont pas pour objectif de s’en prendre aux oppresseurs, mais seulement de les amener à changer de politique. Les ennemis de ceux qui luttent pour la liberté et la démocratie ne sont pas des hommes. Ces ennemis sont la discrimination, la dictature, la cupidité, la haine et la violence qui sont dans le cœur des hommes. Voilà quels sont les véritables ennemis de l’homme – ce n’est pas l’homme lui-même ».

Le lendemain de sa conférence avec Martin Luther King, à Chicago, Thầy s’envole pour Washington. Il donne une conférence de presse le 1er juin et présente une proposition de paix en cinq points appelant à mettre fin à la guerre au Viêtnam, notamment en déclarant un cessez-le-feu immédiat et en fixant un calendrier de retrait des troupes américaines. Le même jour, il est accusé à la radio de Saigon, dans les journaux et par le gouvernement du Viêtnam du Sud dirigé par le général Thiệu et le Premier ministre Kỳ d’être un traître national. Privé du droit de rentrer au Viêtnam, Thầy entame un exil qui durera près de quarante ans. « Parce que », comme il le dira plus tard, « j’avais osé lancer un appel à la paix ».

Une semaine plus tard, ses poèmes en faveur de la paix font la Une du New York Review of Books. Le même soir, un événement spécial sur le thème « Vietnam and American Consciousness » [ « Le Viêtnam et la conscience américaine »] est organisé pour lui à la mairie de New York, auquel assisteront notamment le dramaturge Arthur Miller, le poète Robert Lowell et le père Daniel Berrigan, autant de personnalités ouvertement opposées à la guerre. Un article sur Thầy est publié dans les pages Talk of the Town du journal The New Yorker. Le désespoir que Thầy éprouve face à la guerre vient de le propulser du refuge qu’était sa formation monastique traditionnelle au Viêtnam au premier plan de la scène intellectuelle et politique américaine des années 1960. 

Le père Thomas Merton écrit l’avant-propos de l’édition anglaise de l’ouvrage de Thầy Vietnam: Lotus in a Sea of Fire [« Viêtnam : Un lotus dans une mer de feu »] qui paraît aux États-Unis la même année. Ce plaidoyer à la fois éloquent, percutant, perspicace et rationnel appelant à mettre fin à la violence est imprimé dans la clandestinité au Viêtnam. Il sera réédité plusieurs fois et s’écoulera à des dizaines de milliers d’exemplaires. « Nhat Hanh s’exprime pour la vaste majorité des gens qui n’y connaissent pas grand-chose en politique, mais qui cherchent à préserver l’identité traditionnelle vietnamienne en tant que culture asiatique largement bouddhiste. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est rester en vive et voir la fin d’une guerre inutile et brutale », », écrira Thomas Merton. Comme Thầy s’en souviendra lui-même : « La guerre au Viêtnam faisait rage. Nous nous entretuions avec des armes qui provenaient de la Russie, de la Chine et de l’Amérique. Les bombes détruisaient nos forêts et notre peuple. Le bouddhisme était comme une fleur de lotus essayant de survivre dans cet océan de feu. Le bouddhisme est une force spirituelle que le Viêtnam nous a léguée. Nous voulions mettre à profit cet héritage spirituel pour nous défendre de la destruction. »

La Fellowship of Reconciliation permet à Thầy de continuer à voyager en Europe pour s’exprimer en faveur de la paix. Il est reçu en audience à deux reprises par le pape Paul VI qu’il invite à se rendre au Viêtnam. Il tient des conférences de presse à Copenhague, Paris, Rome, Genève, Amsterdam et Bruxelles. Il vient rendre compte de la situation au Viêtnam dans des universités et des églises, souvent devant des auditoires de plus de mille personnes. Il prend également la parole devant les parlements du Royaume-Uni, du Canada et de la Suède, et rencontre le philosophe Bertrand Russell au Royaume-Uni. Aux Pays-Bas, il se lie d’amitié avec Hebe Kohlbrugge, une résistante de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’avec le théologien Hannes de Graaf, et, en Allemagne, avec le pasteur luthérien Heinz Kloppenburg et avec Martin Niemöller, un théologien qui s’était opposé aux nazis. Ils deviendront tous des amis et de fidèles soutiens en Europe. À l’automne, la tournée de conférences que Thầy a entamée pour prôner la paix se poursuit en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux Philippines et au Japon. 

Entre-temps, la guerre se poursuit au Viêtnam et la souffrance est partout. Le nombre de soldats américains envoyés sur le terrain ne cesse de croître. Ils seront bientôt cinq cent mille. En juin 1966, peu après le départ de Thầy, des grenades sont lancées sur le campus de l’École de la jeunesse pour le service social. Elle sera attaquée une nouvelle fois, le 24 avril 1967, faisant deux morts – un étudiant et un professeur invité –, ainsi que seize blessés. Thầy est à Paris, en mai, quand il apprend une nouvelle dévastatrice : son élève Nhất Chi Mai, qui faisait partie des six premiers disciples ordonnés dans l’ordre de l’Inter-être qu’il vient de fonder, s’est immolée. Elle a laissé une lettre pour Thầy dans laquelle elle écrit ces mots : « Thầy ne t’inquiète pas, la paix finira par arriver. » S’adressant à ses élèves bien des années plus tard, Thầy commentera : « Elle allait mourir et elle ne voulait pas que je m’inquiète. Elle a donné sa vie pour la cause de la paix. Son acte était motivé par l’amour véritable, et non par le désespoir. » Le choc et le chagrin sont néanmoins profonds, non seulement pour Thầy, mais aussi pour toute la communauté de l’École de la jeunesse pour le service social. Thầy compose des poèmes pour exprimer son chagrin et la douleur de sa perte et invite ses amis à écrire quelques mots pour honorer sa mémoire. Le « moine noix de coco » écrira ces mots en mémoire de Nhất Chi Mai : « Ma chère nièce, je brûle moi aussi, comme toi. La seule différence, c’est que je brûle à petit feu. » Comme Thầy le fera observer lors d’un enseignement : « Il y a différentes façons de se consacrer à la paix. »

Alors qu’il voyage de capitale en capitale pour appeler à la paix, Thầy est informé des nouvelles tragédies qui ont lieu dans sa communauté au Viêtnam. Il apprend ainsi que dans la nuit du 14 juin 1967, huit étudiants de l’École pour la jeunesse et le service social ont été kidnappés, dont frère Nhất Trí, le premier disciple monastique de Thầy. On ne les a plus jamais revus. Quelque temps plus tard, le même été, cinq jeunes travailleurs sociaux sont conduits sur les berges de la rivière Bình Phước par des hommes armés, où ils seront abattus. L’un d’eux est tombé à l’eau et a survécu, et les quatre autres sont morts sur le coup. Le jeune homme qui a survécu raconte à Thầy qu’avant de tirer, l’un des assaillants a posé avec douceur sa main sur leur tête en leur disant : « Je suis désolé, mais nous allons devoir vous tuer. » Lors des funérailles des quatre défunts, Phượng écrit un éloge funèbre pour faire part de la douleur de l’École de la jeunesse pour le service social, mais aussi de sa gratitude de savoir que ceux qui ont tué leurs amis ont exprimé des regrets, ce qui montre qu’il y avait encore un peu de compassion dans leur cœur. En prononçant un discours dénué de toute accusation ou de haine, elle met ainsi en pratique leur message selon lequel « l’homme n’est pas l’ennemi ». L’heure est au chagrin, mais en reconnaissant que les assaillants sont, eux aussi, des victimes de la situation et qu’ils auraient été tués s’ils n’avaient pas exécuté les ordres, c’est aussi une victoire pour la pratique spirituelle de l’École de la jeunesse pour le service social. Après cet éloge que de nombreux informateurs sont venus écouter, l’École a continué de faire face à de nombreux obstacles pour mener à bien ses activités, mais elle n’a plus jamais été attaquée. 

En apprenant la nouvelle, Thầy pleure. Un ami le réconforte en lui disant : « Thầy, il ne faut pas pleurer. Vous êtes un général à la tête d’une armée de soldats non violents. Il est naturel de subir des pertes ». Thầy répond : « Non, je ne suis pas un général. Je ne suis qu’un être humain. C’est moi qui leur ai demandé d’intervenir et, maintenant, ils ont perdu la vie. J’ai besoin de pleurer. » Cette tragédie marque Thầy et le pousse à mieux comprendre les racines de la haine et de la violence, qui se trouvent dans les perceptions erronées. Comme l’École de la jeunesse pour le service social se veut politiquement neutre, elle suscite la suspicion de toutes les parties en refusant de prendre parti pour les communistes ou les anticommunistes. En repensant à l’assassinat de ses étudiants, Thầy nous a toujours dit que nous devons utiliser l’épée de la compréhension pour mettre fin à toutes les opinions que nous avons les uns des autres, et à toutes les notions. Nous devons nous défaire de toutes ces étiquettes et de toutes ces opinions, car elles peuvent nous conduire au fanatisme. Elles peuvent détruire des êtres humains. Elles peuvent détruire l’amour.

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Fraternité : son amitié avec Martin Luther King

Thich Nhat Hanh avec le Dr. Martin Luther King, Jr.

En janvier 1967, six mois après leur première rencontre, Martin Luther King propose la candidature de Thầy au prix Nobel de la paix en ces termes : « Ses idées pour la paix, si elles étaient appliquées, construiraient un monument à l’œcuménisme, à la fraternité mondiale et à l’humanité ». Quelques mois plus tard, le 4 avril 1967, Martin Luther King cite le livre de Thầy Vietnam: Lotus in a Sea of dans le discours historique qu’il prononce à l’église Riverside de New York : Beyond Vietnam: A Time to Break Silence [« Au-delà du Viêtnam, il est temps de rompre le silence »]. C’est la première fois qu’il dénonce la guerre aussi ouvertement et fait le lien entre les mouvements pour la paix et les mouvements pour les droits civiques. Comme Thầy, Martin Luther King considère que « l’homme n’est pas notre ennemi. Notre ennemi est la haine, la discrimination, le fanatisme et la violence ». Et quand Martin Luther King marchera contre la guerre, c’est sous des banderoles où l’on peut lire cette phrase en vietnamien et en anglais qu’il défilera. 

Thầy et Martin Luther King se rencontrent pour la seconde et dernière fois en mai 1967, à Genève, lors de la conférence Pacem in Terris (II) organisée par le Conseil œcuménique des Églises. Leurs discussions portent notamment sur leur vision globale commune d’une « communauté bien-aimée » : une communauté fraternelle entre les peuples et les nations fondée sur les principes de la non-violence, de la réconciliation, de la justice, de la tolérance et de l’inclusivité, au sein de laquelle même des ennemis pourraient devenir amis. Leur vision n’est pas utopique, mais un objectif réaliste et réalisable qui peut être atteint dès lors qu’une masse critique d’individus a été formée aux principes et aux pratiques de la paix et de la non-violence. Thầy considère que l’esprit de tout militantisme et de tout engagement doit être profondément non violent et qu’elle doit toujours aller dans le sens de la réconciliation et de la fraternité, en nourrissant un amour capable de transformer des opposants en amis afin de contribuer à bâtir la communauté bien-aimée. À Genève, Thầy aura l’occasion de confier à Martin Luther King : « Vous savez, au Viêtnam, on dit que vous êtes un bodhisattva, un être éveillé qui s’emploie à éveiller les autres êtres vivants et à les aider à aller vers plus de compassion et de compréhension. »

Moins d’un an plus tard, Martin Luther King est assassiné. Thầy est aux États-Unis lorsqu’il apprend la tragique nouvelle. Leur amitié, leur courage et leur vision commune, puis sa perte l’affectent profondément. « J’étais anéanti », déclarera-t-il plus tard. « Je n’arrivais plus à manger ; je n’arrivais plus à dormir. Du fond du cœur, je fis le vœu de continuer à bâtir ce qu’il avait appelé “la communauté bien-aimée”, non seulement pour moi-même, mais aussi pour lui. J’ai tenu ma promesse envers Martin Luther King. Et je crois que j’ai toujours senti qu’il était là pour me soutenir. »

À la fin du mois de janvier 1968, Thầy est à New York quand il apprend que les Nord-Vietnamiens ont déclenché l’offensive du Têt au Viêtnam. Les combats sont particulièrement intenses à Huế, où la bataille durera plus d’un mois. Des milliers de civils sont massacrés. Phượng et d’autres responsables de l’École de la jeunesse pour le service social écrivent à Thầy pour lui faire part des atrocités qui sont commises. Les rues sont jonchées de cadavres. Phượng et ses amis mobilisent des volontaires pour ramasser les corps et creusent des fosses communes pour les enterrer. Très vite, l’École de la jeunesse pour le service social devient un camp de réfugiés pour des milliers de personnes, tandis que de nombreux dignitaires sont incarcérés. Thich Đôn Hậu, le moine qui a transmis les préceptes de bhikkhu à Thầy, se fait enlever dans le Nord du Viêtnam. Des temples sont bombardés et il y a des échanges de tirs non loin du temple Từ Hiếu, le temple racine de Thầy. Peu après, un matin, le maître bien-aimé de Thầy, maître Thích Chân Thật, décède paisiblement après avoir passé ses derniers instants dans la posture du lion, les deux mains jointes en lotus. Comme Thầy l’écrira plus tard : « Nous aspirons tous à pratiquer comme notre maître grand-père, en gardant notre bodhicitta toute notre vie. » Dans son testament, maître Thích Chân Thật a désigné Thầy pour lui succéder en tant qu’abbé du temple Từ Hiếu. Thầy ne pourra pas assister à ses funérailles au Viêtnam, ses amis lui ayant déconseillé de faire le voyage au vu des risques encourus. Ils l’exhortent à poursuivre plutôt son action pour la paix et à continuer de mobiliser des soutiens dans le monde pour soutenir le travail humanitaire de l’École de la jeunesse pour le service social.

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Les pourparlers pour la paix à Paris

En 1969, Thầy effectue plusieurs voyages, notamment à Hong Kong et en Inde, avant de revenir à Paris où il continue d’œuvrer pour la paix en prenant part aux pourparlers pour la paix à Paris qui ont débuté en 1968 et se poursuivront jusqu’en 1973. En septembre 1970, l’Église bouddhique unifiée du Viêtnam le nomme à la tête de la délégation bouddhiste vietnamienne qui participe aux pourparlers. Il est rejoint par Phượng, venue par avion du Viêtnam, et par de nombreux jeunes bénévoles du mouvement pour la paix venus du monde entier leur apporter leur soutien. Ils louent un petit appartement dans un quartier populaire du 18arrondissement de Paris et ouvrent un bureau au 11 rue de la Goutte-d’Or. Ils sont chargés de représenter les bouddhistes vietnamiens et les nombreux Vietnamiens qui ne sont représentés ni par le gouvernement du Nord ni par celui du Sud. Ils continuent par ailleurs de soutenir des opérations de secours au Viêtnam sous la coordination de leurs travailleurs sociaux de l’École de la jeunesse pour le service social ainsi que d’Oxfam, d’Amnesty International et d’autres organisations humanitaires. En faisant appel à leurs réseaux, ils organisent le parrainage international de milliers d’enfants que la guerre a rendus orphelins. En 1975, vingt mille donateurs en Europe et aux États-Unis viennent ainsi en aide à plus de dix mille orphelins au Viêtnam. 

Ces années à Paris sont marquées par la pauvreté et la simplicité, mais aussi par la joie et la vie en communauté. Les bénévoles travaillent avec Thầy dans un petit appartement d’une pièce où un mimographe est installé dans la salle de bain. Pour subvenir aux besoins de la communauté, Thầy donne un cours sur « L’histoire du bouddhisme au Viêtnam » à la prestigieuse École pratique des hautes études de la Sorbonne. Il leur arrive parfois d’acheter des brisures de riz destinées aux oiseaux à l’animalerie du quartier, parce que c’est moins cher que le riz. 

Thầy et ses compagnons éditent et impriment un bulletin d’information, Le Lotus, dans le but d’informer et de mobiliser leurs soutiens de plus en plus nombreux, en Europe comme aux États-Unis. Ils forment une petite communauté et consacrent l’essentiel de leur temps à leurs activités en faveur de la paix et du travail social. Le reste du temps, ils partagent un repas en pleine conscience, font la vaisselle, chantent quelques chants et pratiquent la méditation assise en silence. Thầy les emmène pratiquer la marche méditative dans la nature et préside les récitations du nouveau « code éthique » de l’ordre de l’Inter-être, qui deviendra leur guide.

Les séances publiques de méditation et de pleine conscience que Thầy anime les week-ends dans une salle de réunion quaker située sur le boulevard Vaugirard attirent de nombreux jeunes chercheurs spirituels occidentaux. Quand Thầy et sa petite équipe installeront plus tard leurs bureaux à Sceaux, au 69 rue Desgranges, ils se serviront de cet endroit plus spacieux pour pratiquer la méditation assise. 

Nouveaux éléments d’engagement en Occident

Séparé de ses étudiants et du mouvement bouddhiste pour la paix au Viêtnam, Thầy se lie d’amitié avec des universitaires, des poètes, des étudiants et des leaders chrétiens en faveur de la paix. Alors que les pourparlers pour la paix se prolongent – ils dureront près de cinq ans –, les amis de Thầy commencent à organiser pour lui des séries de conférences, à traduire ses livres et à organiser des manifestations pour financer les programmes d’aide et de secours qu’ils ont mis en place au Viêtnam. Des amis catholiques à Rome organisent une marche de protestation qui sera largement médiatisée. Trois cents prêtres portant autour du cou une pancarte sur laquelle est inscrit le nom d’un moine bouddhiste emprisonné au Viêtnam participeront à cette marche. Hebe Kohlbrugge est si résolue à aider le programme de parrainage d’orphelins qu’elle menace son gouvernement de lui rendre ses médailles de la Seconde Guerre mondiale s’il refuse de soutenir l’action de Thầy. Sa détermination ayant fini par payer, le ministre des affaires étrangères des Pays-Bas accepte de rencontrer Thầy et de l’aider dans ses efforts pour appeler à la paix. 

Dialogue interreligieux

L’ouvrage majeur de Thầy sur le bouddhisme et le christianisme : Bouddha vivant, Christ vivant est le fruit de l’amitié et du dialogue que Thầy a noués avec le père Daniel Berrigan, le moine trappiste Thomas Merton, le révérend Heinz Kloppenburg – le pasteur luthérien qui était à la tête de la Fellowship of Reconciliation – et Hannes de Graff – un théologien néerlandais –, ainsi que des échanges qu’il a eus dans le cadre du Parlement mondial des religions qui s’est réuni à Chicago, en 1993. Ces amitiés, ce dialogue et ces discussions ont permis à Thầy de bien mieux comprendre le christianisme que lors de ses premières expériences avec cette religion au Viêtnam. En septembre 1974, Daniel Berrigan, prêtre jésuite et pacifiste, vient passer quelques mois avec Thầy et ses amis pour se former auprès d’eux à la pratique de la méditation et de la pleine conscience. Les conversations remarquables qu’ils ont eues jusque tard dans la nuit dans les bureaux de Sceaux ont été enregistrées et publiées sous le titre The Raft Is Not the Shore [« Le radeau n’est pas la rive »]. Deux autres ouvrages témoigneront de la poursuite de ce dialogue entre Thầy et les chrétiens : Bouddha et Jésus sont des frères et L’énergie de la prière.

Exilé à Paris, Thầy commence à jouer un rôle majeur en offrant un soutien spirituel et des conseils aux bouddhistes vietnamiens qui sont de plus nombreux à s’être installés en France et dans d’autres pays d’Europe. Lorsqu’en juin 1969, n’ayant pas été autorisé à donner une conférence pour la paix ou une conférence de presse dans la capitale, il organise une « prière pour la paix » à Paris, dans un hôtel situé non loin du ministère des affaires étrangères. L’assemblée de six cents personnes venue prendre part à cet événement reflète bien la diversité de son public, constitué aussi bien de membres de la diaspora vietnamienne que d’intellectuels et de militants pour la paix. 

Les débuts du mouvement écologiste 

Dès cette époque, l’engagement de Thầy ne se limite pas au bouddhisme et au mouvement pour la paix. Avec Alfred Hassler, le Dr Pierre Lépine de l’Institut Pasteur, à Paris, et d’autres intellectuels et scientifiques de renom qu’il a rencontrés, Thầy participe à l’organisation de la première réunion européenne sur l’environnement qui se tiendra à Menton, en France. Ensemble, ils rédigeront en mai 1970 le « Message de Menton » adressé aux « trois milliards et demi d’habitants de la planète Terre » pour les mettre en garde contre la détérioration de l’environnement, la pollution et le surpeuplement. Ce message sera signé par plus de deux mille scientifiques et publié dans Le Courrier de l’UNESCO. Thầy et ses compagnons de route rencontrent l’année suivante le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, U Thant, dont ils espèrent le soutien. En 1972, ils organisent une réunion pour l’environnement qui porte le nom de « Dai Dong » [un concept chinois signifiant, littéralement, « monde du grand ensemble »] en marge du sommet des Nations unies sur l’environnement humain qui se tient à Stockholm. L’écologie profonde, l’inter-être et l’importance de protéger la Terre sont pour Thầy des thèmes essentiels qu’il ne cessera de développer dans ses enseignements et ses écrits.

Thầy continue à voyager et à donner des conférences de par le monde. En mai 1971, il est à Washington dans le cadre d’une série de conférences qu’il donne pour appeler à la paix et à un cessez-le-feu au Viêtnam, quand un reporter du Baltimore Sun l’informe qu’une dépêche diplomatique internationale en provenance du Viêtnam du Sud vient d’annoncer l’annulation de son passeport, scellant ainsi son exil. C’est un coup terrible pour Thầy qui rentre en Europe et fait aussitôt une demande d’asile à Paris. Lorsque les accords de paix de Paris seront finalement signés deux ans plus tard, en janvier 1973, Thầy fera une nouvelle demande pour rentrer dans son pays, mais elle sera tout autant refusée. Il lui faudra patienter pendant des décennies avant de retrouver le sol de sa terre natale.

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Le miracle de la pleine conscience : cultiver la paix et la guérison

Les cours que Thầy a donnés à la Sorbonne au début des années 1970 deviennent un ouvrage en trois volumes : Viet Nam Phật Giáo Sử Luận [« Traité sur l’histoire du bouddhisme vietnamien »] dans lequel il expose les origines de l’art de vivre en pleine conscience et le rôle particulier du bouddhisme vietnamien en Asie. Comme il enseigne à la Sorbonne, Thầy a accès aux vastes collections de manuscrits bouddhiques de la Bibliothèque nationale de France, à Paris. Il y découvre des documents rares relatant la vie de maître Tăng Hội [CH. Kang Senghui, VIET. Khang tăng Hội) l’éminent moine bouddhiste vietnamien dont le père était originaire d’Asie centrale. En 247 apr. J.-C., Tăng Hội a quitté le Giao Châu [CH. 交州, Jiaozhou], l’ancien nom de l’actuel Viêtnam, pour se rendre dans le royaume de Wu (au nord de Suzhou, dans le Jiangsu), ce qui fait de lui le premier maître de l’école de la méditation à venir en Chine, trois siècles avant Bodhidharma. Tăng Hội a fondé le « Premier Temple » à Jianye (aujourd’hui Nanjing, dans le Jiangsu) et organisé les premières cérémonies d’ordination monastique bouddhiste sur le sol chinois, contribuant ainsi à fonder et à structurer la tradition bouddhiste du Dhyāna [CH. Chan, JAP. Zen) qui a prospéré en Chine pendant plus d’un millénaire. Tăng Hội pratiquait et enseignait le Dhyāna, c’est-à-dire la méditation. Il a été l’un des premiers maîtres dans la tradition du Mahāyāna à étudier et à pratiquer les écrits du bouddhisme originel sur la méditation, notamment les sutta sur l’attention à la respiration et ceux sur la pleine conscience du corps, des sensations, de l’esprit et des phénomènes. L’enseignement de Tăng Hội fait ainsi la synthèse entre l’esprit du Mahāyāna et les enseignements concrets du bouddhisme originel. Comme le soulignera Thầy plus tard : « Il convient de ne pas sous-estimer l’importance de Tăng Hội dans la lignée des maîtres ancestraux du bouddhisme. » Les travaux de recherche que Thầy a menés sont présentés aux lecteurs occidentaux dans Clés pour le Zen, un ouvrage publié d’abord en français, en 1972, puis dans Maître Tăng Hội : Premier maître zen au Vietnam et en Chine, publié en anglais en 2001 et en français en 2003. 

Thầy insiste dans tous ses écrits sur l’importance de cultiver la pleine conscience et la concentration dans tout ce que l’on fait : « Il ne suffit pas de faire preuve de persévérance et de rester assis pendant neuf ans devant un mur, l’assise n’est qu’une partie du Zen. En faisant la cuisine, en lavant la vaisselle, en balayant, en portant de l’eau et en coupant du bois, vous habitez l’instant présent. » C’est à cette époque que Thầy approfondit ses recherches sur les premiers sutta du bouddhisme originel, notamment le Satipaṭṭhānasutta et l’Ānāpānasatisutta, qui seront la base des pratiques qu’il offrira plus tard dans le cadre de retraites. 

Thầy et Phượng trouvent pour la délégation une petite ferme en piteux état à Fontvannes, non loin de la forêt d’Othe, à environ deux heures de Paris. Ils commencent par y organiser des retraites le week-end pour se reposer et se régénérer, ils pratiquent la marche méditative dans la forêt, cultivent des légumes et rénovent petit à petit les bâtiments.

C’est à Sceaux, en 1973, que Thầy commence à écrire en vietnamien le texte qui deviendra Le Miracle de la pleine conscience, et dans lequel il développe les pratiques de pleine conscience qu’il avait déjà présentées dans Clés pour le Zen, en se fondant sur sa propre expérience de ces pratiques au cours des dix dernières années. Son intention est de donner des conseils aux jeunes travailleurs de l’École de la jeunesse pour le service social qui poursuivent leurs activités au Viêtnam dans le fracas de la guerre et de leur offrir un cadre concret pour la pratique spirituelle, à même de les soutenir dans leur action. « Parce que si vous ne pratiquez pas quand vous êtes au service des autres », expliquera-t-il plus tard, « vous allez vous perdre, vous allez vous épuiser, et ce n’est pas ça le bouddhisme engagé. » Thầy achève l’écriture du manuscrit dans le loft de la maison du professeur Thomas Roep à Alkmaar, aux Pays-Bas, et ils en imprimeront les premiers exemplaires sur une machine offset Gestetner à Fontvannes. Mobi Warren le traduira en anglais.

Cette traduction en anglais devient rapidement un manuel de méditation de référence en Occident. Comme Jon Kabat-Zinn le fera remarquer : « C’est le premier livre qui a fait connaître la pleine conscience auprès du grand public ». À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Thầy apporte une nouvelle perspective à la méditation en montrant que la pratique de la pleine conscience n’est pas réservée à la salle de méditation, mais qu’elle peut aussi être intégrée dans la vie quotidienne. Comme l’exprimera un professeur de l’université d’Oxford : « Il a tranquillement semé les graines d’une révolution. » Aujourd’hui, Le Miracle de la pleine conscience est devenu un classique de la méditation qui a été publié en plus de trente langues.

Les Patates douces 

Le 30 avril 1975, quand Saigon tombe entre les mains des forces communistes, la communication entre Thầy et ses compagnons de route au sein de la communauté bouddhiste vietnamienne est brutalement coupée et le gouvernement s’approprie les ressources de leurs programmes d’aide et de secours auprès des populations les plus démunies. En 1975, Thầy et la délégation se retirent à Fontvannes où ils créent une communauté de vie en pleine conscience qu’ils appelleront les Patates douces, en référence aux légumes que consomment les gens les plus pauvres au Viêtnam quand il n’y a plus de riz. Ils mènent une vie simple, font ce qu’ils peuvent pour poursuivre leur travail de parrainage d’orphelins et lèvent des fonds pour envoyer au Viêtnam des colis de médicaments qui seront échangés contre des dizaines de kilos de riz. Ils s’attachent en particulier à offrir un soutien financier et moral aux intellectuels, aux artistes, aux écrivains, aux poètes, aux compositeurs et aux musiciens – les « fleurs rares » du patrimoine culturel du Viêtnam – qui sont en grande difficulté. Ils leur envoient des colis contenant des produits de première nécessité et des lettres sous des pseudonymes, de sorte que les destinataires ignorent la véritable identité de ceux qui leur viennent en aide. Pendant cette période, Thầy fait beaucoup de jardinage et de travail physique en plein air. Un jour, alors qu’un journaliste lui demande pourquoi il ne passe pas plus de temps à composer des poèmes au lieu de faire pousser des laitues, Thầy lui répond : « Je sais très bien que si je ne faisais pas pousser des laitues, je ne pourrais pas écrire de poèmes. »

Un temps de guérison 

Pour faire face à sa déception de ne pas pouvoir rentrer au Viêtnam et ne pas tomber dans le désespoir, Thầy se consacre à la pratique de la marche méditative et de la méditation assise, au jardinage et à l’écriture. Les membres de la petite communauté de Fontvannes apprennent ensemble à chérir la vie et à entrer en contact avec la beauté qui est toujours là autour d’eux, dans le moment présent. La pratique de la pleine conscience de la respiration aide Thầy à accuser le coup de l’annulation de son passeport et de la mainmise du gouvernement sur leurs programmes au Viêtnam. Elle l’aide aussi à accueillir des nouvelles lui annonçant le décès de nombreuses personnes qui lui sont chères. Outre le décès de son maître, il apprend que trois de ses étudiants les plus proches sont morts depuis qu’il a été contraint à l’exil : frère Nhất Trí, son premier disciple monastique, et sept autres travailleurs sociaux de l’École de la jeunesse pour le service social qui ont été enlevés et dont on n’a plus jamais eu de nouvelles. Frère Thanh Văn, le directeur de l’École, meurt en 1971 après avoir été renversé par un camion conduit par un soldat américain qui était ivre. Frère Châu Toàn, le jeune rédacteur en chef adjoint de leurs revues bouddhistes avant-gardistes, décède d’une crise cardiaque en juin 1974. « On peut dire que je l’aimais encore plus que mon frère de sang, probablement parce que nous partagions le même rêve et la même aspiration », se souviendra Thầy. 

Au cours des années suivantes, Thầy rédige plusieurs ouvrages en vietnamien qui seront ensuite traduits en anglais (The Moon Bamboo et The Sun My Heart), et il achève les deuxième et troisième volumes de son traité sur l’histoire du bouddhisme vietnamien. À Paris, au sein de la communauté des Patates Douces, Thầy apprend à imprimer et à relier lui-même ses publications en vietnamien : il prépare la mise en page, la couverture et les plaques, puis il passe à l’impression, à la découpe et à la reliure à la main. Ses livres sont diffusés auprès des réfugiés vietnamiens en Europe. Au Viêtnam, la seule façon d’éviter la censure consiste à imprimer les livres sous un nom d’emprunt, puis à en envoyer quelques pages anonymement à des amis en les mettant dans de fines enveloppes afin qu’elles ne soient pas interceptées. Les livres sont ensuite diffusés sous le manteau.

La crise des boat people

Réfugiés vietnamiens à bord du Roland, un navire affrété par Thich Nhat Hanh et ses collègues pour sauver les gens de la mer au large de Singapour en 1976.

En décembre 1976, Thầy participe à Singapour à une conférence mondiale convoquée par l’association « Religions for Peace » quand il apprend que des milliers de personnes ayant fui l’ancien Viêtnam du Sud sur des embarcations de fortune sont dans une situation critique. Elles sont à la dérive, en haute mer, à la merci des tempêtes et des pirates, et sont le plus souvent repoussées lorsqu’elles veulent accoster. Thầy se dit alors que s’il n’a pas pu poursuivre ses activités d’aide et de secours depuis le Viêtnam, il peut encore aider les boat people. « Parler de compassion n’est pas suffisant ; nous devons agir avec compassion », déclarera-t-il plus tard. Depuis Singapour, Thầy, Phượng et leurs amis louent le Roland, un cargo, le Leap Dal, un pétrolier, et le Saigon 200, un petit embarcation plus rapide pour acheminer les gens sur les plus grands bateaux, ainsi qu’un petit avion pour scruter les eaux. En quelques semaines, ils parviendront à sauver plus de huit cents personnes en haute mer.

Ces opérations de secours provoquent toutefois la colère du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, ce qui les contraindra à cesser leurs activités au bout de trois mois. Les embarcations transportant des centaines de personnes ne sont pas autorisées à entrer dans les eaux malaisiennes alors que la tempête menace et qu’elles ne sont plus réapprovisionnées en nourriture ni en carburant. Thầy est sommé de quitter Singapour dans les vingt-quatre heures. C’est pour lui un moment de pression intense et de profond désespoir, le sort de centaines de vies humaines étant alors entre ses mains. Thầy se tourne vers la pratique pour trouver une solution et médite toute la nuit. Il dira plus tard que ce n’est qu’en se concentrant sur sa respiration et ses pas qu’il a pu rétablir la paix et la clarté en lui-même et parvenir à la vision dont il avait besoin pour trouver une solution. Celle-ci a consisté à faire annuler l’arrêté d’expulsion qui avait été pris à son encontre afin de pouvoir rester plus longtemps à Singapour, ce qui devait lui permettre d’arranger les choses et de garantir la sécurité de tous les réfugiés qu’ils avaient secourus. Son expérience à Singapour lui prouve que même dans les situations les plus difficiles, il est toujours possible de trouver la paix, la clarté et la vision profonde en respirant en pleine conscience.

De retour en Europe, Thầy attire à travers ses livres et ses enseignements de plus en plus de réfugiés vietnamiens. L’été, des familles viennent passer quelque temps dans la communauté des Patates douces pour profiter de la campagne et se ressourcer. Thầy leur enseigne des pratiques de pleine conscience qui les aident à embrasser et à guérir leurs souffrances causées par la guerre et à entrer en contact avec leurs racines spirituelles et culturelles, source de force et de stabilité. C’est au cours de cette période marquée par la crise des boat people que Thầy compose certains de ses poèmes les plus poignants, notamment « Un lotus vient de s’ouvrir sur l’océan » et « S’il te plaît, appelle-moi de mes vrais noms », où il s’identifie aussi bien au réfugié qu’au pirate, au détenu qu’au chef du Politburo, et au marchand d’armes qu’à l’enfant démuni

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Des communautés pionnières pour cultiver la paix et pratiquer la pleine conscience  

Se détendant avec sa communauté au Village des Pruniers, dans le sud-ouest de la France (fin 1980 ou début 1990)

Depuis sa période d’action engagée au Viêtnam dans les années 1950 et 1960 et celle qu’il a passée à Paris, dans les années 1970, Thầy en vient à considérer que c’est en mettant en place des communautés de paix et de vie en pleine conscience qu’il pourra le mieux contribuer à panser les blessures de la guerre et cultiver les graines de paix, de guérison, de réconciliation et d’éveil dans le monde. 

La paix est une pratique

En juin 1982, Thầy participe à New York à une manifestation pour la paix aux côtés d’un des disciples du défunt moine bouddhiste zen japonais Shunryu Suzuki. Il invite la petite délégation à marcher lentement et dans le calme, mais le rythme est trop lent pour la foule qui les presse d’avancer, si bien que de nombreux manifestants, très énervés, dépassent le groupe. « Il y avait beaucoup de colère dans le mouvement pour la paix », se souviendra-t-il plus tard. « Chaque fois que vous avez une pensée pleine de colère et d’incompréhension, c’est la guerre. La guerre peut se manifester par notre façon de penser, de parler et d’agir. Il se peut même que nous soyons en guerre sans le savoir, luttant contre nous-mêmes ou ceux qui nous entourent… Dans votre vie quotidienne, il y a bien quelques moments de cessez-le-feu, mais, la plupart du temps, vous êtes en guerre ». Pour Thầy, la pratique de la pleine conscience devient essentielle pour cultiver la paix : « Selon la façon dont nous vivons notre vie, nous contribuons à la paix ou à la guerre. C’est la pleine conscience qui me dit si je vais dans la direction de la guerre, de même que c’est l’énergie de la pleine conscience qui m’aide à changer de direction et à prendre le chemin de la paix. » Avec la pleine conscience, nous pouvons transformer notre façon de penser :

« Même si nous pouvions transporter toutes les bombes sur la lune, nous ne serions pas en sécurité pour autant, car les racines de la guerre et les bombes seraient toujours présentes dans notre conscience collective. Ce n’est pas avec des manifestations pleines de colère que nous parviendrons à abolir les guerres, mais en transformant notre conscience collective. C’est la seule façon d’extraire les racines de la guerre. »

Thầy décide alors de ne plus participer à des manifestations ou à des conférences de presse et de poursuivre son œuvre de transformation profonde de la conscience en proposant des retraites de pleine conscience et une pratique de vie en communauté. Les retraites qu’il commence à offrir deviennent ainsi un nouveau champ d’action et de transformation.

La création du Village des Pruniers

En 1982, comme la maison des Patates douces ne suffit plus à accueillir la communauté qui ne cesse de grandir, Thầy et ses disciples trouvent une vieille ferme et des terres cultivables dans une vallée de la Dordogne, dans le sud-ouest de la France. C’est dans cette terre riche, au milieu des collines et des vignobles, qu’ils fondent un centre de pratique de la pleine conscience qu’ils appelleront le « Village des Pruniers » après y avoir planté mille deux cent cinquante pruniers. Les bâtiments sont délabrés et les installations des plus rustiques. Les granges sont transformées en salles de méditation et les bergeries, en dortoirs, avec des lits fabriqués à l’aide de planches en bois posées en équilibre sur des briques.

De nouvelles pratiques de pleine conscience

Le premier été, cent dix-sept pratiquants viennent apprendre la pratique de la méditation assise, la marche méditative, les repas en pleine conscience et la médiation du thé dans une atmosphère détendue. On y chante des chansons, on y joue et on y écoute de la musique, et on y compose et dit de la poésie Le Village des Pruniers est fréquenté par des réfugiés vietnamiens en quête de conseils et de soutien pour guérir leurs souffrances et leurs blessures dans leur nouveau pays, ainsi que par de jeunes chercheurs spirituels, des artistes et des militants pour la paix qui viennent écouter les paroles de sagesse du maître zen. Thầy offre des consultations privées, il donne des conférences et enseigne aux enfants et aux adultes des pratiques de pleine conscience qu’ils pourront ensuite appliquer dans leur vie quotidienne. Il leur apprend aussi la pratique des gāthā, des petits poèmes de pleine de conscience pour tous les gestes de la vie quotidienne, comme se brosser les dents, balayer le sol ou allumer une bougie, à laquelle il avait lui-même été initié dans le temple ou il était novice. Au fil du temps, il proposera de nouvelles pratiques afin d’aider les membres de sa communauté à toucher la paix et la joie de demeurer dans l’instant présent, à guérir leurs blessures et à se transformer. C’est au cours de ces années que Thầy met également au point de nouvelles pratiques de « Toucher de la Terre » (des prosternations accompagnées de textes de contemplation), la méditation assise guidée, la méditation du thé, le partage sur le Dharma en utilisant la parole aimante et l’écoute profonde, et la relaxation guidée. Il s’appuie sur sa solide formation en psychologie bouddhique pour mettre au point la pratique du « Renouveau », une pratique concrète pour cultiver l’écoute profonde, la parole aimante et la réconciliation afin d’aider les couples, les parents, les enfants ou de vieux amis qui se sont brouillés à surmonter leurs difficultés et à rétablir la communication. En dépit de leur apparente simplicité, ces pratiques sont un moyen d’appliquer concrètement les enseignements bouddhiques du non-soi, de l’impermanence et de l’inter-être pour s’attaquer aux racines de la souffrance et faciliter la guérison et la transformation de tous ceux qui viennent faire une retraite au Village des Pruniers.

Grâce aux talents pratiques de Phượng – la collaboratrice de longue date de Thầy toujours pleine de ressources – et d’autres résidents, le Village des Pruniers parvient à grandir avec un budget très serré. Au cours de sa troisième année, il accueille plus de trois cents personnes et près d’un millier en 1990. Au cours des vingt années qui suivront, le Village des Pruniers deviendra le plus grand centre de retraite bouddhiste en Occident, attirant des personnes venues du monde entier et accueillant plus de quatre mille retraitants l’été et plus de dix mille visiteurs chaque année.

Un formateur d’enseignants

Dans les années 1980 et 1990, Thầy se rend à de nombreuses reprises aux États-Unis où il gagne en popularité dans la sphère de la méditation occidentale qui est alors en plein essor. Il n’aura alors de cesse de guider des retraites dans les nombreux centres de méditation bouddhiste qui voient le jour sur les côtes Est et Ouest du pays. Au printemps 1983, la Buddhist Peace Fellowship et le Centre zen de San Francisco organisent la première retraite de Thầy pour des bouddhistes occidentaux au Centre zen du mont Tassajara, en Californie. Le modèle de retraite de pleine conscience que Thầy propose est radicalement différent de celui qui est généralement suivi lors de retraites formelles telles que les sesshin (JAP. séances de méditation assise) proposés par les traditions du Zen japonais en Occident. Thầy est l’un des premiers enseignants bouddhistes en Occident à insister sur la nécessité d’intégrer la méditation et la pleine conscience dans la vie quotidienne en dehors de la salle de méditation. S’appuyant sur sa propre expérience et sa vision profonde, il insiste sur l’importance d’utiliser la respiration consciente pour guérir le corps et l’esprit. Il invente des pratiques pour ses élèves, comme s’arrêter et respirer en pleine conscience quand on entend le son de la cloche. Il propose également un nouveau style de marche méditative, fruit de sa propre pratique, qui est une forme plus douce et plus détendue de la marche méditative, très différente du style formel de la marche lente (VIET. kinh hành, CH. kinhin). La marche méditative se pratique au grand air, dans la nature, en harmonisant ses pas avec sa respiration à l’aide de mots-clés. Thầy élabore également une nouvelle pratique de « relaxation profonde » en s’inspirant de pratiques bouddhistes qui consistent à se servir de la pleine conscience pour effectuer un balayage corporel de la tête aux pieds. Thầy propose aussi une nouvelle façon de guider la méditation assise en associant des phrases et des mots-clés à la respiration, afin d’aider les pratiquants à cultiver la joie, la guérison et la vision profonde. Aussi créatives qu’efficaces, ces nouvelles façons de pratiquer la méditation ont été adoptées par des milliers d’enseignants de méditation et partagées avec des millions de personnes à travers le monde.

Thầy insiste sur l’importance de l’éthique et des cinq préceptes bouddhistes dans la pratique de la méditation, un aspect de l’enseignement du Bouddha souvent délaissé, car jugé inapproprié pour un bouddhisme moderne en Occident. Il considère qu’on ne peut pas séparer l’éthique de la pleine conscience, et que la méditation ou la pleine conscience sans éthique n’est pas une véritable pleine conscience. Thầy devient alors une référence en matière d’éthique à mesure que le bouddhisme et la méditation gagnent en popularité en Occident. Les retraites qu’il anime dans les années 1980 sont suivies par de nombreux pratiquants, dont certains deviendront en Occident des enseignants de méditation renommés. Que ce soit Joan Halifax, Jack Kornfield, Joanna Macy, Sharon Salzberg ou Jon Kabat-Zinn, ils ont tous participé à la retraite que Thầy avait offerte en 1987 à la Insight Meditation Society, dans le Massachusetts. Les enseignements de Thầy sur la « pleine conscience au quotidien » et son style de marche méditative seront ensuite repris et popularisés par le « mouvement de la Mindfulness » ou « pleine conscience laïque » qui a permis de faire découvrir cette méthode de guérison à des millions de personnes de par le monde.

Être, c’est inter-être

C’est au cours d’une retraite au Centre zen du mont Tassajara que Thầy invente en anglais le mot « interbeing » [« inter-être »] pour décrire la façon dont tout « inter-est » avec tout le reste et traduire habilement le terme bouddhique sahabhūtā (SKT.). Thầy apprend à ses étudiants à regarder avec « les yeux de l’inter-être » pour voir qu’une feuille de papier ne peut pas exister sans les nuages, la forêt et la pluie. « Il ne peut y avoir de mère ou de père s’il n’y a pas de fille ou de fils. Tout coexiste », explique-t-il. « Être, c’est inter-être », vous ne pouvez pas être seul, vous êtes nécessairement avec tout le reste. »

La contemplation de l’inter-être aide les pratiquants à se défaire de la pensée dualiste et discriminante. Avec le simple mot « inter-être », Thầy exprime sa vision profonde qui est conforme à son engagement de « ne pas prendre parti » pendant les conflits au Viêtnam, ainsi qu’à sa prise de conscience, pendant la crise des boat people, du fait qu’on ne peut pas séparer le bien du mal ou les pirates des réfugiés. Il voit que tout apparaît en tant que manifestation d’un nombre infini de causes et de conditions, l’une de ces conditions étant vous-même. Comme il le martèle : « Tout comprend tout le reste. » Dès les premières retraites qu’il organise, Thầy enseigne qu’on ne peut pas avoir le bonheur sans la souffrance, la boue sans le lotus. La « compréhension de l’inter-être » devient un élément central de ses enseignements sur la communication, l’écologie, la résolution des conflits, la division politique et même les relations au sein de la famille. Bien qu’il soit encore composé de mots et de l’idée d’« être », le mot « inter-être » est un moyen habile pour nous aider à dépasser les idées dualistes de séparation et à toucher la véritable nature de la réalité. L’inter-être devient un des apports les plus marquants de Thầy à l’enseignement bouddhique. 

En 1984, le père de Thầy décède à Nha Trang, au Viêtnam. Thầy ne peut pas se rendre à ses funérailles. Il pratique profondément pour voir la continuation de son père en lui : « Mon père est là, dans chaque cellule de mon corps », dira-t-il dans un de ses enseignements. « Ma mère aussi. Mes grands-pères, mes grands-mères, mes ancêtres ne sont pas morts ; ils sont pleinement présents dans chaque cellule de mon corps. Quand j’entends la cloche, je vous invite à vous joindre à moi pour écouter. En écoutant la cloche, nous pouvons nous dire intérieurement : « J’écoute, j’écoute ; ce son merveilleux me ramène à ma vraie demeure. »

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Renouvellement du Bouddhisme : Approfondissement des racines et extension des branches

Durant une cérémonie de « transmission de lampe » pour ordonner des enseignants du Dharma au Village des Pruniers en 1990.

Après des années de pratique de la respiration consciente et de la marche consciente en veillant à demeurer dans l’instant présent, Thầy parvient à guérir sa douleur de ne pas pouvoir rentrer au Viêtnam. « C’est grâce à la pratique », expliquera-t-il, « que j’ai pu trouver ma vraie demeure, dans l’ici et maintenant. Votre véritable demeure n’est pas une idée abstraite, c’est une réalité solide que vous pouvez toucher avec vos pieds, avec vos mains et avec votre esprit. Vous pouvez y accéder ici même, en cet instant même. Certes, on peut occuper votre pays. Certes, on peut vous jeter en prison, mais on ne peut pas vous enlever votre vraie demeure ni votre liberté ». Thầy dit de « Je suis chez moi, je suis arrivé » que c’est la « crème » de sa pratique et « l’enseignement le plus court que j’aie pu donner ». Lors des dizaines de retraites qu’il offre au Village des Pruniers, Thầy montre à des milliers de personnes comment s’établir dans leur véritable demeure, ici et maintenant. Il considère d’ailleurs que c’est le premier de ses Quatre Sceaux du Dharma. 

« C’est une façon d’incarner et d’exprimer ma compréhension de l’enseignement du Bouddha… Depuis que j’ai trouvé ma vraie demeure, je ne souffre plus. Le passé n’est plus une prison pour moi. L’avenir n’est plus une prison pour moi. Je suis capable de vivre ici et maintenant. Je suis capable d’entrer en contact avec ma véritable demeure

L’avenir est là, dans le présent. C’est ce que j’ai découvert. Et quand on touche le moment présent en profondeur, on touche aussi le passé. Si vous savez comment bien vivre dans l’instant présent, vous pouvez guérir le passé. Bon nombre de personnes pensent que le passé n’est plus, qu’on ne peut plus rien faire, qu’on ne peut pas revenir en arrière pour réparer les choses. Mais, selon cet enseignement du Bouddha, le passé est toujours là, avec toute la douleur et la souffrance. Si vous savez comment revenir au moment présent et vous y établir pleinement, alors vous toucherez le passé et vous pourrez le guérir. Et, en vous guérissant, vous guérirez vos ancêtres. C’est possible. Mes ancêtres ont souffert en moi et j’ai souffert, moi aussi. Et comme j’ai appris à toucher le moment présent profondément, je me guéris, je guéris mes ancêtres, y compris mes parents, mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, mon grand-père et ma grand-mère. »

Un érudit bouddhiste

Au Village des Pruniers, Thầy poursuit ses travaux de recherche et publie de nouveaux livres et de nouvelles traductions, réalisant ainsi son rêve de moderniser les principaux enseignements du Bouddha et de donner un nouveau souffle aux écrits bouddhiques classiques. Traduite dans plus de vingt langues, sa biographie du Bouddha fait désormais autorité. Thầy y dépeint le Bouddha comme un être humain et non comme un dieu, et il invite les chercheurs spirituels à dépasser le mythe et la légende pour découvrir toute sa simplicité en tant qu’enseignant. Lors de son voyage en Inde, en 1997, Thầy a eu l’immense bonheur d’apporter, traduite en hindi, sa biographie du Bouddha dans laquelle il restitue toute son humanité à l’une des figures les plus distinguées du pays. Cet ouvrage est devenu depuis un best-seller en Inde. Les traductions modernes que Thầy a effectuées d’écrits bouddhiques fondamentaux tels que le Sūtra du cœur, le Satipaṭṭhānasutta et l’Ānāpānasatisutta, s’appuient sur sa formation classique et les écrits du maître zen vietnamien du IIIsiècle, maître Tăng Hội. 

Les recherches approfondies que Thầy a menées au sujet de l’Ānāpānasatisutta ont permis de mettre au jour trois nouvelles versions de ce sutta dans le Canon chinois qui étaient jusqu’alors peu connues des spécialistes contemporains en Occident. Il s’aperçoit que ces écrits pourront aider les méditants à mettre en pratique l’Ānāpānasatisutta et considère qu’« il est temps pour nous de redonner au Sutta de l’attention à la respiration la place qu’il mérite dans la tradition de la pratique de la méditation ». Thầy découvre que le maître zen Tăng Hội s’est appuyé sur des sutta du bouddhisme originel tout en adoptant la vue très large du bouddhisme mahāyāna. Au Village des Pruniers, Thầy associe les traditions du Mahāyāna et du Theravāda. Les principaux sūtra étudiés au Village des Pruniers proviennent de toutes les écoles et sont consignés aussi bien dans le Canon pāli que dans le Canon chinois, le Canon sanskrit, le Canon coréen et le Canon tibétain. Pendant vingt ans d’enseignements donnés au Village des Pruniers, Thầy a fait des conférences et des commentaires à la fois sur le Canon chinois et sur le Canon pāli, en associant toujours sa formation traditionnelle d’érudit à l’approche « appliquée » qu’il privilégie pour que chacun puisse mettre en pratique ses enseignements. Il donne des cours sur la psychologie et la philosophie bouddhiques (notamment La Trentaine de Vasubandhu, le Mahāyānasaṃgraha [La Somme du Grand véhicule] d’Asanga et le Mādhyamakaśāstra [Les Stances-racines de la Voie médiane] de Nāgārjuna), les Enseignements du maître zen Linji, les principaux sūtra du Mahāyāna, la version chinoise du Dhammapada [Les Vers du Dharma] et de l’Arthapadasūtra.

Mise en place d’une communauté monastique

En 1988, alors qu’il enseigne depuis plus de trente-cinq ans, Thầy commence enfin à ordonner ses propres disciples monastiques et à établir une communauté monastique. Il en vient à apprécier l’importance de la relation entre maître et élèves qui s’engagent à étudier et à pratiquer ensemble à chaque instant dans le cadre d’une communauté de vie en pleine conscience. Au cours des décennies suivantes, Thầy ordonnera plus de mille moines et moniales qui seront chargés de poursuivre son œuvre et d’enseigner dans le monde. La première ordination a lieu sur le pic du Vautour, en Inde, en novembre 1988, quand Thầy ordonne son élève et collaboratrice de longue date, Phượng – sœur Chân Không [« Vraie Vacuité »]. D’autres pratiquants sont également ordonnés ce jour-là, parmi lesquels Annabel Laity  qui prendra le nom de sœur Chân Đức [« Vraie Vertu »] et deviendra ainsi la première disciple occidentale de Thầy à prendre les vœux de moniale. D’autres ordinations suivront et, au milieu des années 1990, une trentaine de moniales, de moines et de disciples laïcs de différentes nationalités viendront s’installer au Village des Pruniers pour vivre avec Thầy et se former auprès de lui. Les enseignements de Thầy sur la pratique spirituelle collective évoluent au fur et à mesure que la communauté évolue. Thầy prône une plus grande égalité entre moines et moniales et insiste sur l’importance d’une prise de décision par consensus plutôt qu’en cherchant à exercer une quelconque autorité, ce qui fait de lui le premier maître bouddhiste oriental à associer l’ancienneté et la démocratie dans la gouvernance de la communauté monastique. Il est un des premiers maîtres de notre époque moderne à réécrire les préceptes monastiques (SK. Pratimokṣa) pour les bhikkhu et les bhikkhuni (PĀL. moines et moniales). Thầy considère que la pleine conscience est indissociable des préceptes : « Dans le Triple entraînement du bouddhisme, śīla (SK. “préceptes”) et smṛti (SK. “pleine conscience”) ne font qu’un, ce qui signifie que si vous pratiquez la pleine conscience, vous pratiquez les préceptes, et que les préceptes vous aident à pratiquer la pleine conscience. » Son manuel pour les novices et son manuel sur l’enseignement du Bouddha  sont utilisés aujourd’hui dans de nombreux instituts d’études bouddhiques à travers le monde. Publiée en 1989, sa nouvelle liturgie est le premier livre de chants bouddhiques rédigé en vietnamien moderne, et non en chinois classique. Thầy énonce les principes fondamentaux de ses enseignements et de ses pratiques essentiels dans un texte intitulé Forty Tenets of Plum Village [« Les Quarante Principes de la tradition du Village des Pruniers »]. 

Une nouvelle façon de pratiquer

En formant sa communauté de jeunes moines et moniales, Thầy commence à donner corps aux principes de ce bouddhisme « renouvelé ». Au Village des Pruniers, c’est avant tout la pratique qui est mise en avant. Le but n’est pas d’atteindre le nirvāna, de renaître dans une Terre pure, d’accéder à l’éveil parfait ou d’accumuler des mérites comme c’est le cas dans d’autres traditions. Ce qu’il enseigne à ses moines et à ses moniales, c’est se calmer et pratiquer la relaxation, comprendre l’esprit, reconnaître la souffrance, l’accueillir et la regarder profondément afin de faire naître la compréhension et l’amour, transformer la colère et pratiquer la parole aimante et l’écoute profonde afin de rétablir la communication et de permettre la réconciliation. Thầy leur enseigne également que la pratique de la pleine conscience et la formation monastique ne doivent pas être quelque chose de difficile à vivre qui nécessiterait des efforts, que la « forme extérieure » de la pratique ne doit pas être suivie de façon mécanique, mais avec le cœur et une véritable présence nourrie par la respiration consciente et la récitation de gāthā. Insistant sur l’importance de générer l’énergie de la pleine conscience – comme le Bouddha l’a enseigné dans l’Ānāpānasatisutta et le Satipaṭṭhānasutta – Thầy décide d’abandonner certaines pratiques anciennes du Zen comme les koan ou l’illumination silencieuse et de nombreux rituels traditionnels qu’il estime ne plus être aussi efficaces qu’ils ont pu l’être par le passé pour cultiver une pratique spirituelle profonde au XXIsiècle. Thầy forme ses étudiants à ne rien rechercher dans le futur – pas même l’éveil –, mais à revenir au moment présent où, nous dit-il, « le bonheur, la guérison, la paix et la “Terre pure”  sont déjà là ». Il nous explique que la pratique de la pleine conscience ne consiste pas à fuir la souffrance ou à « atteindre » l’éveil, mais à guérir et à transformer notre propre souffrance, ici et maintenant. Les pratiques profondes du « Toucher de la Terre » pour nous relier à nos ancêtres spirituels et génétiques deviennent des pratiques très concrètes permettant de toucher la « réalité de l’inter-être ». S’inspirant d’éléments de la culture vietnamienne, Thầy invite ses étudiants de par le monde à créer chez eux un autel des ancêtres pour se relier à leurs ancêtres génétiques et spirituels, se réconcilier avec eux et prendre refuge en eux afin de bénéficier de leur soutien spirituel. 

En dépit de leur apparente simplicité, ces enseignements représentent bel et bien une toute nouvelle approche de la méditation bouddhiste. En élaborant des méthodes concrètes pour pratiquer la pleine conscience – s’entraîner à l’art de la respiration consciente lors de la marche méditative, quand on lave la vaisselle, quand on se brosse les dents, quand on prépare un repas ou que l’on est sur son lieu de travail, ainsi qu’à l’art de pratiquer l’arrêt et l’écoute profonde quand on entend sonner la cloche du temple (ou le téléphone) –, Thầy a été l’un des premiers enseignants de méditation contemporains à rendre accessible au plus grand nombre la pratique qui consiste à revenir en soi, ici et maintenant, en lui retirant tout l’aspect mystique propre au Zen.

Alors que la demande de retraites ne cesse de croître, la communauté ouvre à la fin des années 1990 de nouveaux monastères et centres de pratique de la pleine conscience aux États-Unis : l’un dans le Vermont (Dharma Green Mountain Center) et l’autre en Californie (Deer Park Monastery). Thầy ordonne également des dizaines d’enseignants du Dharma laïcs qu’il charge de poursuivre son œuvre et d’enseigner à leur tour dans le monde entier. Nombre d’entre eux créeront des communautés de pleine conscience en Europe, en Amérique, en Asie et en Australie et deviendront eux-mêmes des enseignants émérites. Thầy rappelle inlassablement l’importance de la pratique collective de la méditation pour que la guérison et la transformation soient possibles. Il insiste également sur la mise en place de petits groupes ou « sanghas » pour pratiquer la pleine conscience afin de s’offrir mutuellement un soutien, de la joie et de la solidarité dans la pratique quotidienne et de lutter contre la solitude, le sentiment d’être séparé des autres et l’individualisme qui prévalent dans le monde moderne. Aujourd’hui, ses étudiants laïcs ont établi un réseau de plus de mille cinq cents communautés de pleine conscience dans plus de quarante pays. Thầy a également fondé huit autres centres de pratique monastique : Blue Cliff Monastery, aux États-Unis, dans le nord de l’État de New York, la Maison de l’Inspir et le Monastère de la Source guérissante, près de Paris, l’European Institute of Applied Buddhism, en Allemagne, Thai Plum Village Practice Center, à Khao Yai, en Thaïlande, Magnolia Grove Monastery, aux États-Unis, dans le Mississippi, l’Asian Institute of Applied Buddhism, sur l’île de Lantau, à Hong Kong, ainsi que le Stream Entering Monastery, en Australie, dans l’État de Victoria.

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Un Bouddhisme sans frontières

Au Village des Pruniers 2004

Dans les années 1990 et au début des années 2000, Thầy extrait les pratiques et les enseignements bouddhistes de leur contexte religieux d’origine pour les mettre au service de tous, en organisant des retraites pour les psychothérapeutes, les enseignants, les chefs d’entreprise, les responsables politiques, les scientifiques, les écologistes, les artistes, les forces de l’ordre et même les Israéliens et les Palestiniens. Aux États-Unis, il guide des retraites pour les vétérans du Viêtnam – ceux-là mêmes qui avaient été envoyés pour attaquer son pays – afin d’approfondir la réconciliation entre toutes les parties. Le Village des Pruniers continue d’attirer des publics très variés. À leur contact, Thầy et sa communauté commencent à mettre au point des pratiques de pleine conscience laïques pouvant être utilisées largement dans les écoles, les établissements de santé et les lieux de travail. Thầy explique que la pleine conscience apporte une « dimension spirituelle » à la vie quotidienne et qu’elle est accessible à tous, au-delà des confessions ou de l’absence de confession. Il y a aujourd’hui au Congrès des États-Unis des élus qui pratiquent la marche en pleine conscience pour se rendre de leur bureau à l’hémicycle, des enseignants qui invitent la cloche dans leur salle de classe, et même des prêtres qui proposent la méditation du thé dans leur congrégation. « Mon bouddhisme », expliquera-t-il plus tard, « est sans frontières. » Thầy encourage les gens à suivre leur propre religion plutôt qu’à se convertir au bouddhisme. Pour Thầy, « Tout le monde peut bénéficier de l’enseignement et de la pratique du bouddhisme. Le bouddhisme, c’est pour l’ensemble de l’humanité, et pas seulement pour les bouddhistes ». Comme il l’explique également, « le bouddhisme est fait uniquement d’éléments non bouddhistes ». 

Un code éthique pour le monde

Pendant toutes les années où le Viêtnam était en guerre, dans un contexte marqué par l’oppression coloniale, l’occupation et la lutte entre des idéologies et des armes étrangères, Thầy s’était inspiré de l’histoire du bouddhisme au Viêtnam pour trouver une issue à la situation dans laquelle se trouvait alors son pays. Plus tard, après avoir découvert de nouveaux horizons, c’est une nouvelle fois en s’appuyant sur l’héritage spirituel du bouddhisme qu’il propose, cette fois à l’échelle mondiale, des pratiques concrètes et une éthique à même de transcender les barrières religieuses et culturelles et de contribuer à ensemencer un « éveil collectif ». Thầy présente une vision bouddhiste de ce qui pourrait être une éthique universelle – les Cinq Entraînements à la pleine conscience – lors d’un sommet international organisé à la Maison Blanche, au Forum économique mondial de Davos, en Suisse, et au vice-président de l’Inde, K. R. Narayanan, ce qui incitera ce dernier à mettre en place une commission parlementaire sur l’éthique. On estime qu’au cours des quarante dernières années, des centaines de milliers de personnes ont pris l’engagement formel d’appliquer ce code de conduite dans leur vie quotidienne. En 1999, l’UNESCO invite Thầy à se joindre à des lauréats du prix Nobel de la paix pour rédiger le « Manifeste 2000 » pour le nouveau millénaire, sur la base de sa version des préceptes. Ce manifeste recueillera plus de soixante-dix millions de signatures à travers le monde, dont celles de nombreux chefs d’État. 

Au début du nouveau millénaire, Thầy est invité à partager ses enseignements sur l’éthique appliquée en Chine, où il effectue plusieurs voyages en tant qu’invité officiel de l’Association bouddhiste de Chine. Accueilli par le vice-ministre des affaires religieuses, Thầy est reçu dans de célèbres temples zen où il rend hommage aux patriarches de sa lignée du Zen et donne des enseignements, notamment dans le cadre de retraites. Thầy apporte en Chine un bouddhisme renouvelé qui est aussi plus détendu, plus joyeux, plus pratique et plus accessible. Ses livres tels que La Colère, Le Miracle de la pleine conscience et Sur les traces de Siddharta sont traduits en chinois et trouvent un écho favorable auprès d’une nouvelle génération de chercheurs spirituels. Le manuel de formation des novices que Thầy a actualisé est également traduit en chinois moderne, ce qui est un événement sachant qu’il n’y avait pas eu de nouvelle traduction depuis plus de quatre cents ans. Il est aujourd’hui utilisé dans de nombreux instituts d’études bouddhiques en Chine.

L’écologie profonde

Au début des années 2000, Thầy devient un des principaux porte-parole bouddhistes de « l’écologie profonde ». C’est à cette époque qu’il développe ses enseignements sur la protection de l’environnement, un sujet qui n’a jamais cessé de l’intéresser depuis l’organisation des réunions « Dai Dong » au début des années 1970. La notion d’« inter-être » devient alors le fondement de son action engagée. En 2008, le livre de Thầy The World We Have est publié en anglais. Il y expose avec franchise et réalisme comment faire face, dans une approche bouddhiste, à la crise environnementale qui prend de l’ampleur. « Si la race humaine continue de vivre au rythme actuel, la fin de notre civilisation arrivera plus tôt que prévu », écrit-il. En 2007, il invite l’ensemble de sa communauté à devenir végétalienne afin d’envoyer un message puissant au monde et de montrer qu’un régime alimentaire végétarien permet de réduire la souffrance et de protéger la Terre. Thầy livre ses réflexions les plus profondes aux militants écologistes dans son livre publié en anglais en 2008 Love Letter to Mother-Earth. Cette lettre est une invitation à « tomber amoureux de la Terre » afin de générer une source d’énergie durable, à même d’inspirer l’action et l’engagement. 

Une éthique engagée pour la paix

En septembre 2001, Thầy est aux États-Unis pour guider des retraites et donner des conférences publiques et des entretiens à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Anger  quand les tours du World Trade Center à New York sont attaquées. Deux semaines plus tard, après avoir effectué une marche méditative avec des centaines de personnes autour de Ground Zero, Thầy prononce un discours mémorable sur la pratique de la non-violence et du pardon devant plus de deux mille personnes à l’église Riverside de New York, là où Martin Luther King s’était exprimé près de trente-cinq ans plus tôt à propos de la guerre au Viêtnam. Bon nombre de ses amis avaient tenté de le dissuader de prendre la parole, craignant que son invitation au calme, à la compassion et à la tolérance à un moment où les tensions étaient si vives ne le mette en danger.

« Même si on me tire dessus », leur avait-il répondu, « je resterai votre maître. Mais si j’ai peur de prendre la parole, je ne serai plus digne d’être votre maître, et ce serait une bien plus grande perte. » Deux ans plus tard, dans un contexte de regain de tensions avec la Corée du Nord, il fait remarquer à l’occasion d’un discours en Corée du Sud que « nos dirigeants politiques ont été formés en sciences politiques, mais pas à faire la paix, la paix en eux-mêmes et autour d’eux. Nous devons les aider à mettre une dimension spirituelle dans la vie politique. » En 2003, six mois après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, Thầy prononce un discours audacieux en faveur de la paix à la Bibliothèque du Congrès. Il rencontre également le sénateur John McCain pour lui faire part de ses préoccupations et guide une retraite de réflexion de deux jours pour les membres du Congrès américain. Il réaffirme l’importance de ne pas diaboliser l’ennemi et leur rappelle que la compassion est un signe de grand courage et de grande force, et non un signe de faiblesse, et que c’est la meilleure façon d’assurer une sécurité et une paix véritables entre les nations.

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De Retour au Vietnam

En tête d’une procession traditionnelle de l’aumône à Huế, Vietnam en 2005.

En 2005, après une année de préparations et de négociations dans le cadre de la demande d’adhésion du Viêtnam à l’Organisation mondiale du commerce, le gouvernement communiste du Viêtnam finit par autoriser Thầy à rentrer dans son pays natal après trente-neuf ans d’exil. Accompagné d’une importante délégation de plus de deux cents disciples monastiques et laïcs, Thầy donne au Viêtnam des conférences et des retraites publiques dans un format strictement contrôlé. La publication de nouveaux livres de Thầy y est par ailleurs finalement autorisée. Malgré la rigueur des contrôles et l’interdiction qui leur est faite d’annoncer publiquement les événements organisés à cette occasion, des milliers de personnes viennent assister aux journées de pleine conscience et aux retraites offertes par Thầy. Des centaines de jeunes gens souhaitant prendre les vœux de moines et de moniales novices auprès de Thầy sont accueillis au monastère de Bat Nha, un grand temple qui vient d’être construit sur les hauts plateaux du centre du pays, non loin de l’endroit où Thầy avait établi Phương Bối. En 2007, Thầy est de retour pour diriger trois Grandes Cérémonies de chants et de prières en mémoire des millions de personnes qui ont perdu la vie au Nord ou au Sud pendant la guerre. Il revient en 2008 pour donner un discours à l’occasion des célébrations internationales du Wesak organisées par l’ONU qui se tiennent à Hanoi. À chaque fois qu’il en a l’occasion, Thầy rencontre les dirigeants politiques du pays dans lequel il se rend. Aussi, comme il l’a fait lors de ses déplacements au Capitole, à Washington, au Parlement indien, au Parlement britannique à Westminster, à Londres, et au Parlement irlandais, à Stormont, en Irlande du Nord, Thầy émet lors de ce voyage au Viêtnam des recommandations concrètes en vue de promouvoir l’éthique, la prospérité et le progrès dans la société civile, l’éducation et les relations internationales. 

Les conditions favorables ne vont toutefois pas durer. Alors que le monastère de Bat Nha connaît une croissance rapide – il accueille très vite plus de quatre cents moines et moniales et reçoit chaque mois des centaines de jeunes visiteurs –, le gouvernement communiste y voit une menace. Après des mois de harcèlement, les moines et les moniales sont finalement dispersés de force le 27 septembre 2009 et contraints de chercher un refuge dans les rares temples de la région prêts à prendre le risque de les héberger. Aujourd’hui, bon nombre de ces moines et de ces moniales sont devenus de jeunes enseignants qui résident dans les monastères fondés par Thầy hors du Viêtnam, que ce soit en Europe, en Amérique ou en Asie. Depuis 2007, ces nouveaux monastères sont notamment Blue Cliff Monastery, au nord de New York, la Maison de l’Inspir et le Monastère de la Source guérissante, près de Paris, Thai Plum Village Practice Center à Khao Yai, en Thaïlande, Magnolia Grove Monastery, dans le Mississippi, l’Asian Institute of Applied Buddhism sur l’île de Lantau, à Hong Kong, et Stream Entering Monastery, en Australie, dans l’État de Victoria.

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Un Leader spirituel mondial et le ‘Père de la pleine conscience’

Les années 2008-2009 marquent une nouvelle vague de croissance et d’activité pour Thầy et sa communauté, aussi bien en Occident qu’en Asie, comme en écho de sa période d’activité intense de 1964 à 1966, que ce soit sur le plan de l’éthique, de l’éducation ou de l’action engagée. Thầy préfère désormais parler de « bouddhisme appliqué » plutôt que de « bouddhisme engagé ». Tout comme pour les mathématiques appliquées ou la physique appliquée, Thầy considère qu’il est primordial d’appliquer les enseignements du Bouddha sur la pleine conscience et l’inter-être dans tous les aspects de la vie et de la société. Lors d’une allocution qu’il est invité à prononcer au siège de l’UNESCO, à Paris, Thầy présente une nouvelle version de son « code éthique pour le monde » qui tient sur une page (les « Cinq Entraînements à la pleine conscience ») et propose d’en faire un code éthique véritablement universel, à même de s’attaquer aux racines de l’injustice sociale, de la violence, de la peur, de l’anxiété, de l’avidité, de la solitude et du désespoir. 

Il fonde en Allemagne l’European Institute of Applied Buddhism [« Institut européen du bouddhisme appliqué »]. Ce centre est aujourd’hui le plus grand institut d’études bouddhiques en Europe proposant des cours d’initiation aux pratiques de la pleine conscience dans tous les secteurs de la société. Il crée le programme « Wake Up Schools » pour former les enseignants à intégrer la pleine conscience dans l’éducation. Comme Thầy l’a souvent dit, les écoles peuvent offrir aux élèves une « seconde chance », en leur apprenant des choses qu’ils n’apprendraient pas forcément à la maison, comme gérer le stress et les tensions, faire face à des émotions fortes, écouter profondément et parler avec compassion, créer un moment de bonheur pour soi-même et pour les autres, ou encore savoir quels sont nos rêves les plus profonds et les réaliser. Thầy élabore des moyens non religieux de partager « l’art du bonheur » et « l’art de la souffrance » auprès des jeunes dans le monde entier. Depuis trente ans qu’il partage la pratique de la pleine conscience avec des familles et des enfants, Thầy considère qu’il est nécessaire de maintenir l’esprit de la pleine conscience dans les salles de classe et les milieux éducatifs. Il est le co-auteur du livre Un Prof heureux peut changer le monde qui explique comment utiliser concrètement la pleine conscience dans les établissements d’enseignement. 

Thầy crée également le mouvement Wake Up de « Jeunes bouddhistes et non bouddhistes pour une société juste et compatissante », un réseau constitué de plus de cent groupes locaux en Europe, en Amérique et en Asie qui organise des rassemblements hebdomadaires, des méditations « flash mob », des randonnées en pleine conscience, des retraites d’un week-end et des actions engagées. L’honnêteté et l’authenticité dont Thầy a fait preuve vis-à-vis de ses propres expériences touchent le cœur de la jeune génération. La façon dont Thầy a su faire face à l’adversité ou à des émotions fortes, comme l’amour, ainsi que son aspiration profonde à faire du monde un meilleur endroit à vivre sont pour beaucoup d’entre eux une réelle source d’inspiration. La méditation assise avec Thầy que des jeunes organisent à Trafalgar Square, à Londres, en 2012, réunit plus de trois mille personnes, ce qui en fera le plus grand événement de méditation de l’histoire de la ville.

Une solution pour s’en sortir 

Thầy a compris qu’en Occident, la cause de la souffrance était le plus souvent une fausse idée du bonheur : les gens pensent que pour être heureux, il faut être riche, avoir un bon statut social, être influent, avoir du pouvoir et se complaire dans les plaisirs, mais cela ne fait qu’aggraver leur sentiment d’être seul et déconnecté ainsi que leur désir et leur agitation, tout en creusant les inégalités et en détruisant les ressources naturelles. Voici comment Thầy répond à la question de savoir ce qui l’a le plus frappé pendant ses premières années en Occident : « La première chose que j’ai comprise, c’est que même quand on a beaucoup d’argent, de pouvoir et de notoriété, on peut quand même souffrir énormément. S’il n’y a pas assez de paix et de compassion en vous, vous ne pouvez pas être heureux. » Dans ces enseignements, Thầy souligne l’importance de toucher ce qu’il appelle le « bonheur véritable » dans l’instant présent. C’est pour lui la meilleure façon de s’attaquer aux causes profondes de l’injustice, des inégalités et de l’hyperconsommation dans la société. Comme il l’a souvent rappelé, quand on sait ce qu’est le bonheur véritable, il est très facile de vivre plus simplement et de prendre soin de soi-même, des autres et de la Terre.

Une plate-forme mondiale

Remarqué pour le courage dont il fait preuve en proposant des réponses audacieuses à des enjeux contemporains majeurs et en donnant des enseignements montrant qu’il est possible de s’en sortir, Thầy devient un orateur très prisé en Asie comme en Occident. En 2008, il est invité à effectuer une visite officielle en Inde en tant qu’« invité de marque » du gouvernement indien. Il donne des conférences et des retraites, prononce un discours devant le parlement et rencontre Sonia Gandhi, qui était alors la présidente du Congrès national indien. Il est également le rédacteur invité du Times of India à l’occasion de la Journée de commémoration de la mort du Mahatma Gandhi. En 2009, il est invité à prendre la parole devant le Parlement mondial des religions et donne une conférence en 2010 à l’université de Mahidol, à Bangkok, à laquelle assistent des responsables politiques thaïlandais. En 2011, il est invité à s’exprimer pour la deuxième fois devant le Congrès américain. En 2012, il prend la parole au Parlement britannique, à Westminster, puis à l’Assemblée d’Irlande du Nord, à Stormont, ainsi qu’au Sénat français, à Paris. Après son discours public à Dublin, The Irish Times le surnomme le « père de la pleine conscience ». En 2014, le Vatican envoie un émissaire au Village des Pruniers afin d’annoncer à Thầy qu’il est invité à Rome pour représenter le bouddhisme dans le cadre de la Déclaration universelle des responsables religieux contre l’esclavage et la traite des êtres humains. Lors de sa visite au Viêtnam, le président Obama cite les enseignements de Thầy sur la réconciliation dans un important discours prononcé à Hanoi.

Croissance en Asie 

Comme Thầy a enseigné pendant des décennies en s’appuyant aussi bien sur le bouddhisme zen que sur le bouddhisme de la Terre Pure et le bouddhisme originel, il échappe à toute catégorisation. Il préfère dire qu’il « présente les enseignements du bouddhisme originel dans l’esprit du Mahāyāna » ou qu’il « emmène le bouddhisme mahāyāna se baigner dans les eaux du bouddhisme originel ». Dans ses centres de pratique, il décide d’abandonner bon nombre de rituels, de formalités et de pratiques ésotériques pour rétablir l’essence vivante de la pratique de la méditation bouddhiste. Ne se limitant plus à l’enseignement du bouddhisme « zen mahāyāna », Thầy enseigne un bouddhisme et une pratique de la méditation qui sont à la fois modernes, renouvelés et revitalisés, tout en étant parfaitement conformes à l’esprit des enseignements originels du Bouddha. Cette combinaison unique des deux principales branches du bouddhisme contribue dans une large mesure à l’intérêt que Thầy suscite aussi bien en Asie qu’en Occident. 

À partir de 2008, l’influence de Thầy en Asie prend de l’ampleur, surtout parmi la jeunesse attirée par le nouveau style de bouddhisme qu’il propose, libéré des dogmes, des rituels et des superstitions. En 2013, plus de dix mille personnes assistent à la conférence publique qu’il donne à Busan, en Corée du Sud, et douze mille à sa conférence à Hong Kong. Il donnera également à l’occasion de ce voyage des sessions de formation pour les enseignants et les professionnels de santé. Principal centre de sa communauté en Asie, le centre de pratique du Village des Pruniers en Thaïlande (Thai Plum Village Practice Center) compte aujourd’hui plus de deux cents moines et moniales qui animent également des retraites au Japon, en Indonésie, aux Philippines et à Taiwan. En Thaïlande, Thầy donne des conférences et guide des retraites à la Mahachulalongkorn University (MCU), la plus grande université bouddhiste au monde. Dans son centre de pratique en Thaïlande, il donne également une conférence à l’attention de sommités du bouddhisme theravāda. En Chine, ses traductions modernes des sūtra en chinois contemporain sont très bien accueillies. 

C’est en Asie que les calligraphies de Thầy, empreintes de simplicité et d’élégance, font l’objet pour la première fois d’une grande exposition au Hong Kong University Museum and Art Gallery, en novembre 2010. Elles seront par la suite exposées à Taiwan, en 2011, puis à Bangkok, en 2013. Des expositions sont également organisées à Vancouver en 2011, et en Allemagne en 2012. Thầy a commencé à faire des calligraphies de phrases inspirantes pour rappeler à ses élèves l’importance de vivre leur vie quotidienne en pleine conscience, par exemple « Respire, tu es vivant » ou « Souris au nuage dans ton thé ». Ses calligraphies ont fait l’objet d’un livre et sont aujourd’hui des œuvres d’art recherchées. On estime que Thầy a créé plus de dix mille calligraphies pour ses disciples au cours de sa vie.

Un moine influent 

En 2013, lors de sa dernière tournée d’enseignements en Amérique du Nord, Thầy dirige à Toronto une retraite spéciale pour les enseignants et les éducateurs à laquelle participent plus de mille cinq cents personnes. Il inaugure également une exposition de ses calligraphies à Broadway, à New York, et donne des conférences à la Harvard Medical School. Il dirige des ateliers sur la pleine conscience au siège de la Banque mondiale, à Washington, et prend la parole à l’université de Stanford. Il anime une journée de pleine conscience pour plus de sept cents collaborateurs de Google ainsi qu’un après-midi de pleine conscience avec des dirigeants de grandes entreprises de la Silicon Valley, parmi lesquels Marc Benioff, le dirigeant de Salesforce qui deviendra un fervent partisan de Thầy et de son message. « Voulez-vous être le numéro un ou voulez-vous être heureux ? », leur a demandé Thầy. « Vous pouvez être victime de votre succès, mais vous ne serez jamais victime de votre bonheur. » Au printemps 2014, Thầy offre son soutien à une de ses élèves, Christiana Figueres, alors qu’elle s’apprête à diriger les négociations pour le climat de la COP21, à Paris, qui donneront lieu à la signature de l’accord historique de Paris, en 2015. Mme Figueres confiera par la suite qu’elle attribue son succès aux enseignements et aux conseils qu’elle a reçus de Thầy. L’influence de Thầy gagne également Hollywood. Les réalisateurs oscarisés Alejandro G. Iñárritu et Alfonso Cuarón participent à des retraites animées par Thầy et suivent ses enseignements ; le regretté comédien Gary Shandling, un autre fervent disciple, présente Thầy lorsqu’il prend la parole devant le Congrès américain.

Un chemin et non un outil

En juin 2014, alors que sa santé faiblit, Thầy organise une retraite de vingt et un jours intitulée « Que se passe-t-il quand on est vivant ? Que se passe-t-il quand on meurt ? », lors de laquelle il présente ses réflexions sur l’art de vivre et de mourir. C’est une période pendant laquelle la pratique de la pleine conscience laïque (Mindfulness) devient extrêmement populaire, au point que même l’armée américaine fait appel à des professionnels de la pleine conscience pour apprendre à ses soldats à améliorer leurs performances. Lorsqu’on lui demande si c’est une bonne chose que les enseignants du Dharma forment des militaires, Thầy explique que partout où ses étudiants enseignent, ils doivent offrir un enseignement complet, notamment en matière d’éthique, et ne jamais diluer ou dénaturer la pratique ni l’utiliser à des fins contraires à l’éthique. « La pleine conscience », comme il aime le rappeler, « est un chemin, et non un outil. »

En septembre 2014, Thầy achève une toute nouvelle traduction du Sūtra du cœur dans laquelle il montre que « vide » ne signifie pas « rien », et que même les textes les plus sacrés du bouddhisme mahāyāna peuvent être transformés en pratiques vivantes.

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Un nuage ne meurt jamais

Retour au temple de Từ Hiếu à Huế, Vietnam, 28 Octobre 2018.

Fidèle à l’esprit de la lignée des écoles de la méditation dont ont fait partie maître Tăng Hội et maître Linji, Thầy n’a jamais cherché à recevoir un titre, à occuper une poste ou à courtiser les feux de la rampe. Empreint d’une grande simplicité et d’une extrême douceur, ce moine a pourtant touché le cœur et changé la vie d’innombrables personnes. Il est décrit comme « la figure la plus importante du bouddhisme occidental, à la fois en raison de l’influence directe qu’il a eue sur tant de disciples et de l’effet que les mots et les notions qu’il a inventés ou mis en avant – tels que “bouddhisme engagé”, “inter-être”, “pleine conscience”, etc. – ont eus sur la langue même du bouddhisme occidental contemporain ». Dans une récente enquête universitaire portant sur « le monde bouddhiste », Thầy a été considéré comme faisant partie des dix chefs de file les plus influents, distinctifs ou représentatifs de l’histoire du bouddhisme du fait de son influence sur le bouddhisme mondial contemporain. Les pratiques de pleine conscience et le modèle de retraite proposé par Thầy, qu’il a élaborés à partir de ses propres difficultés et réflexions, ont été adoptés par des centaines de milliers de personnes sur tous les continents et dans tous les milieux. Thầy a vendu plus de trois millions de livres rien qu’aux États-Unis, et des dizaines de millions d’autres dans le monde entier.

Au cours d’une carrière d’enseignant extraordinaire qui aura duré soixante-cinq ans, Thầy est parvenu à revitaliser le bouddhisme pour le XXIsiècle : d’une quête dévotionnelle ou érudite, il en a fait une pratique vivante capable de continuer à se renouveler. Alors qu’il a vécu les périodes troublées du colonialisme, de la militarisation et de la mondialisation, Thầy a toujours proposé une réponse bouddhiste adaptée à son époque. Il a su intégrer l’ancienne sagesse bouddhique à des éléments de la psychologie, de la science, de l’écologie, de l’éthique et de l’éducation occidentales afin de s’attaquer aux racines profondes de la peur, de la violence, de l’oppression, de l’injustice et de la destruction de l’environnement et d’offrir une perspective à la famille humaine, pour que tous puissent connaître la paix, la réconciliation et le bonheur véritable.

Le 11 novembre 2014, un mois après son quatre-vingt-neuvième anniversaire, Thầy est victime d’une grave hémorragie cérébrale qui le rend incapable de parler ou de marcher. Alors même que les médecins pensent qu’il ne survivra pas, Thầy se rétablit extraordinairement bien. Après avoir récupéré un peu, d’abord en France puis à San Francisco où il fait d’importants progrès, Thầy revient séjourner au Village des Pruniers pendant toute l’année 2016 avant de rejoindre sa grande communauté de jeunes moines et moniales vietnamiens installés en Thaïlande. Alors qu’il ne peut toujours ni parler ni marcher, il parvient très bien à communiquer à l’aide de regards et de gestes, et décide, en octobre 2018, de rentrer au Viêtnam pour vivre ses derniers jours dans son « temple racine », le temple Từ Hiếu, à Huế, là où il avait commencé sa vie d’aspirant novice et été désigné abbé du temple et chef de la lignée en 1968. En prenant cette décision osée de rentrer dans son pays et d’œuvrer à la réconciliation, Thầy boucle la boucle et relie ainsi ses nombreux disciples de par le monde aux racines spirituelles de ses enseignements et du bouddhisme engagé tel qu’il l’a mis en œuvre dans son pays natal. À travers sa propre vie, Thầy nous enseigne qu’il est possible de faire face aux plus grandes épreuves avec courage et compassion, et que notre véritable présence est le plus beau cadeau que nous puissions offrir aux personnes qui nous sont chères. 

Les disciples de Thầy poursuivent son travail de guérison, de transformation et de réconciliation en établissant des « communautés de résistance » dans le monde entier. Le nombre de disciples occidentaux ordonnés au Village des Pruniers n’a cessé de croître, et ce qui n’était alors qu’une petite ferme est devenu aujourd’hui le plus grand monastère bouddhiste d’Europe – un monastère où le niveau élevé d’interaction avec les pratiquants laïcs montre bien la nécessité de disposer de solides communautés de moines et de moniales au XXIe siècle. Les enseignants du Dharma monastiques et laïcs nommés par Thầy continuent à animer des retraites et des programmes de formation pour les familles, les enseignants, les scientifiques, les travailleurs sociaux, les dirigeants d’entreprises, les défenseurs de l’environnement, les activistes et la jeune génération. Avec la sangha ARISE, la communauté que Thầy a créée s’emploie à trouver les moyens de soutenir les personnes de couleur, tandis qu’avec la sangha des « Gardiens de la Terre », elle élabore de nouveaux moyens pour protéger la Terre et propose des enseignements pour faire face à la peur, au sentiment d’être déconnecté et au désespoir que suscite la crise climatique. La force, la diversité et la vitalité de la communauté internationale que Thầy a bâtie sont probablement l’héritage le plus précieux qu’il nous a laissé. Ses aspirations et ses espoirs se perpétuent au sein d’une communauté florissante composée de personnes de tous âges, de toutes nationalités et de toutes origines qui continue à évoluer et à développer ses enseignements et ses pratiques en veillant à les rendre toujours plus adaptés à notre époque.

Remerciements

Cette biographie a été compilée par sœur Hiến Nghiêm (sœur « True Dedication ») et sœur Định Nghiêm. Nous tenons à exprimer toute notre gratitude à notre quadruple communauté internationale pour la contribution qu’elle nous a apporté, que ce soit en nous donnant des conseils ou en effectuant des recherches, des traductions, des relectures et des corrections, en particulier sœur Chân Không, sœur Chân Đức, sœur Diệu Nghiêm, Thầy Pháp Ấn, sœur Thoại Nghiêm, Thầy Pháp Khâm, Thầy Pháp Dung, sœur Hỷ Nghiêm, sœur Kính Nghiêm, sœur Lăng Nghiêm, sœur Thao Nghiêm, frère Trí Không, Anh Hương (Chân Ý), Cô Thảo, Sarah Monks, Jo Confino, Denise Nguyen, Leslie Rawls, Yvonne Mazurek et Natascha Bruckner.

Thầy étant fait d’une infinité d’éléments non Thầy, cette biographie aurait pu être dix fois plus longue. Il existe de nombreuses manières d’écrire la vérité, ce texte en étant une. Il a été écrit avec l’œil de la Sangha et le cœur de la Sangha. Bien que nous ayons fait de notre mieux pour équilibrer différentes perspectives, nous sommes conscients des limites de l’exercice. Nous regrettons de ne pas avoir pu, faute de place, indiquer le nom de tous ceux et celles qui ont influencé l’enseignement, la pensée et les actions de Thầy et perpétuent de tout leur cœur ses enseignements, son engagement et sa pratique dans le monde d’aujourd’hui, notamment tous ses disciples monastiques et laïcs. Notre espoir est qu’en lisant cette biographie, vous vous voyiez dans Thầy et que vous voyiez Thầy en vous. Nous espérons également que l’histoire de sa vie telle que nous vous l’avons racontée sera pour vous une source d’inspiration, une nourriture et une force pour continuer à porter la voix de Thầy.

Malgré tous les efforts que nous avons faits pour que ne subsiste aucune incohérence factuelle (notamment en ce qui concerne les ouvrages et les articles publiés) et pour corriger des erreurs, il pourrait subsister quelques erreurs et nous vous prions de bien vouloir nous en excuser. Si vous avez remarqué une erreur notable, vous pouvez nous envoyer vos propositions de correction accompagnées d’une référence aux sources à l’adresse press@plumvillage.org. Nous serons très heureux de recevoir les photos, les anecdotes et les histoires à propos de Thầy que vous souhaiteriez partager avec nous. 

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What is Mindfulness

Thich Nhat Hanh January 15, 2020

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