C’est à l’occasion de la publication de son livre « L’art du pouvoir véritable » que Thich Nhat Hanh accorda l’interview suivante.
Qu’est-ce qui vous a amené à choisir le pouvoir comme sujet de votre dernier livre ?
TNH: Je constate de plus en plus la souffrance qu’engendre le mauvais usage du pouvoir par des personnes à tous les niveaux de la société – non seulement les dirigeants politiques et économiques, mais aussi les enseignants qui exercent leur pouvoir sur leurs élèves, les parents sur leurs enfants, les humains sur les animaux non humains et l’environnement, etc.
Qu’est-ce que le pouvoir ?
TNH: Le pouvoir est la capacité d’influencer les gens. Tout le monde recherche ce genre d’influence. Lorsqu’il s’accompagne d’un grand amour, d’une grande compréhension, et non d’une volonté de satisfaire notre propre petit intérêt personnel, il peut être un formidable instrument pour apporter amour, joie, inspiration. Le pouvoir en soi n’est pas mauvais ; il ne le devient que lorsque nous essayons de forcer les moins puissants qui nous entourent à se soumettre à notre volonté personnelle. Mais la puissance qui va de pair avec l’amour et la compréhension est quelque chose de merveilleux.
Comment en sommes-nous arrivés à comprendre si mal la nature du pouvoir ? Pourquoi pensez-vous que la soif de ce type de pouvoir est si répandue ?
TNH: Il est normal que les êtres humains s’identifient à leur propre moi séparé. Le problème est que nous sommes pris dans cette notion que nous sommes un individu séparé et pris dans le projet de cet individu. La forme de pouvoir la plus grossière, la plus basique, est la force brute, la capacité de manipuler physiquement et de contraindre les autres à accepter le programme de son propre ego. Dès notre petite enfance, c’est le premier type de pouvoir que nous apprenons à exercer.
Ensuite, au fur et à mesure que nous évoluons et mûrissons, individuellement ou en tant que société, nous découvrons d’autres instruments, un peu plus fins, pour imposer notre volonté — manipuler les autres en leur donnant ou en leur retirant des choses dont ils ont besoin ou qu’ils désirent, comme la nourriture, le logement, l’argent, le respect, l’affection ou le sexe.
Nombre d’entre nous n’ont pas eu l’occasion d’apprendre qu’il existe un type de pouvoir plus élevé et plus satisfaisant, qui provient de la prise de conscience que nous sommes bien plus que ce petit moi séparé. Lorsque nous le faisons, nous voyons que nos succès et nos échecs sont non seulement le produit de notre moi individuel, mais aussi celui de nos parents, de nos ancêtres et de bien d’autres conditions réunies. Nous ne sommes pas fiers de nos actes ; nous voyons que nous avons simplement la chance d’avoir des conditions favorables à la réussite. En considérant le pouvoir de cette manière, sans commencer à être pris dans l’idée d’un moi séparé, nous ne blessons pas les autres. Sans rechercher le pouvoir, nous devenons vraiment puissants.
Que diriez-vous aux dirigeants du monde ?
TNH: Nos dirigeants politiques et économiques mondiaux doivent posséder les trois vertus que j’ai décrites dans « l’art du pouvoir ».
Quel genre de pouvoir le Bouddha avait-il ?
TNH: Il avait le pouvoir de regarder profondément dans tous les phénomènes et de voir comment toutes les choses s’interpénètrent, comment elles surgissent en dépendance les unes des autres. Il a vu que son émergence en tant que Bouddha, d’Etre illuminé, était simplement due à la réunion de conditions favorables. Il n’a pas été pris dans des illusions d’orgueil ou d’égoïsme et n’a donc pas pu être ‘corrompu’. Le véritable pouvoir du Bouddha était de posséder énormément d’amour. Voyant des personnes prisonnières de leurs notions de petit moi séparé, se sentant coupables ou fières de ce ‘moi’, il offrait des enseignements révolutionnaires qui résonnaient comme le rugissement d’un lion, comme une grande marée montante, et qui aidaient les gens à se réveiller et à se libérer de la prison de l’ignorance.
Y a-t-il un exemple moderne de quelqu’un qui incarne le vrai pouvoir ?
TNH: Gandhi. Mère Teresa. Le Dalaï Lama. Toute personne qui pratique la compréhension et la compassion peut être l’exemple du vrai pouvoir. Tout le monde peut être un Bouddha.
Dans un monde où tant d’entre nous vivent avec une conception erronée du pouvoir, comment pouvons-nous commencer à incorporer le véritable pouvoir dans notre travail et nos vies ?
TNH: Nous devons cultiver les trois vertus. Sans chercher à nous rendre « puissants », les gens nous remarqueront, nous admireront et viendront à nous. Petit à petit, le véritable pouvoir viendra résider en nous.
Comment vos récents voyages au Vietnam ont-ils influencé vos réflexions sur le pouvoir ?
TNH: Ils ont fourni d’excellents exemples du type de pouvoir véritable et spirituel qui prévaut sur le système de pouvoir mondain auquel nous sommes habitués. De nombreux responsables du gouvernement communiste ont un pouvoir rigide et dictatorial, mais ils vivent constamment dans la suspicion et la peur de tout ce qui pourrait saper le pouvoir dont ils jouissent. Je suis arrivé dans mon pays natal en 2005 comme simple moine. La première fois que j’ai donné une conférence, il y avait des policiers partout, sur le qui-vive et prêts à réprimer toute éventuelle manifestation. Mais rien de tel ne s’est produit. Ils ont également limité la participation à cette conférence à dix-huit personnes, dans une salle qui aurait pu en contenir des centaines et ce pour montrer leur pouvoir. Je suis allé de l’avant et j’ai joyeusement offert un enseignement à ces dix-huit personnes, comme si je m’adressais à des milliers. Les fonctionnaires ont été étonnés par cette action; et même émus par les enseignements. Ils se sont sentis honteux au point que, lors de la conférence suivante, ils ont autorisé la présence de plus de 1 000 personnes. Jour après jour, le niveau de leur peur a pu baisser, de plus en plus bas.
Cette année, en retournant au Viêt Nam, nous avons voulu organiser trois grandes cérémonies de prière pour « défaire les nœuds de l’injustice » et apporter la réconciliation pour les décennies de guerre subies par le peuple vietnamien au XXe siècle. Notre intention était de prier pour la guérison de tous les blessés et morts de toutes nationalités. Les responsables du gouvernement ne l’ont pas autoris ; ils ont dit que si nous ne parlions que des Vietnamiens, nous aurions peut-être une chance, bien qu’ils ne voulaient pas du tout de ces cérémonies. Leur attitude était la suivante : il n’y a pas eu d’injustice, pourquoi avez-vous besoin de ces prières ? Finalement, ils nous ont permis d’organiser les cérémonies de prières à condition que nous ne parlions pas des cérémonies comme visant à « dénouer les nœuds de l’injustice ». Les cérémonies ont procuré une guérison très profonde à de nombreuses personnes.
À Ho Chi Minh Ville, 10 000 personnes ont assisté à ces cérémonies et les autorités ont pris peur car certaines personnes actuellement au pouvoir ont commis certains de ces meurtres. Les officiels craignaient que les gens présents disent : “Cet homme est celui qui a tué mon mari !” et que cela provoque une véritable émeute. Mais nous avons appris aux gens à faire preuve de bonté dans leurs pensées, leurs paroles et leurs actes, car ce n’est que de cette manière qu’ils pouvaient libérer les êtres chers qu’ils avaient perdus, ainsi qu’eux-mêmes. Les fonctionnaires ont donc été rassurés.
Plusieurs milliers de personnes sont également venues à la cérémonie à Hanoi. Les gens avaient fait des rêves dans lesquels leurs proches décédés venaient dans leurs rêves leur demander d’assister à la cérémonie, afin qu’ils soient libérés. Des étudiants ont roulé à moto toute la nuit pour venir, avec seulement dix cents à offrir au temple, dix cents pour acheter un peu de nourriture et dix cents pour un endroit où dormir. De nombreuses personnes sont venues et ont donné tout ce qu’elles pouvaient, malgré leur pauvreté. Les dons sont ensuite distribués pour venir en aide aux personnes handicapées victimes de l’agent orange.
Toutes ces choses montrent le pouvoir du peuple, le pouvoir de l’humanité, le pouvoir de l’amour. Au Vietnam, nous avons clairement vu comment le véritable pouvoir spirituel peut agir doucement et pacifiquement pour changer une nation entière – oui, même le monde entier.
Article originellement publié en américain dans la revue Beliefnet, le 28 juillet 2008. Lisez l’article complet ici (en anglais).
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