Extrait du journal de Thay écrit le 23 décembre 1962

Ce journal a été écrit aux États-Unis puis au Viêt-Nam entre 1962 et 1966. Nous assistons, au fil des pages, à l’éveil d’une conscience et à la construction d’un être humain de rare qualité.

Nos joies et nos peines, ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas sont tellement influencés par ce qui nous entoure que, souvent, nous laissons notre environnement nous dicter notre façon d’être. Nous nous laissons entraîner par les sentiments « publics » si bien que nous ne sommes plus capables de comprendre nos propres aspirations. Nous devenons étrangers à nous-mêmes, entièrement soumis.

Il m’arrive parfois de me sentir pris entre deux « moi », le faux imposé par la société et celui que j’aime appeler « mon vrai moi ». Trop souvent, nous confondons les deux et nous nous persuadons que le moule imposé par la société est notre vrai moi. Ce combat entre nos deux « moi » débouche rarement à une réconciliation. Notre esprit devient un champ de bataille sur lequel les cinq agrégats – la forme, les sentiments, les perceptions, les formations mentales et la conscience de notre être – sont dispersés comme les débris qui volent au passage d’un ouragan. Les arbres s’écroulent, les branches se cassent, les maisons s’effondrent. Ces moments-là sont ceux au cours desquels nous sommes le plus seuls et pourtant, chaque fois que nous survivons à une telle tempête, nous grandissons un peu. Sans de telles tempêtes, je ne serais pas celui que je suis aujourd’hui. La plupart du temps, je ne les sens venir que lorsqu’elles s’abattent sur moi. Elles arrivent sans prévenir comme si elles s’approchaient sur des pantoufles de soie. Je sais qu’elles ont dû couver longtemps, bouillonnant dans mes pensées et mes formations mentales et pourtant, lorsque cet ouragan fou s’abat sur moi, rien ne peut m’aider. Je suis battu en brèche et déchiré mais je suis aussi sauvé.

Je suis passé à travers une telle tempête l’automne dernier. Cela a commencé en octobre. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un nuage furtif mais, au bout de quelques heures, j’ai commencé à sentir que mon corps était en train de partir en fumée, qu’il s’en allait à vau-l’eau. Je suis devenu une paille emportée par le vent et j’ai compris soudain à quel point j’étais vulnérable. Il ne s’agissait pas de philosophie ou d’une expérience d’illumination. C’était une impression ordinaire, tout à fait ordinaire et j’ai compris que l’entité que, jusqu’ici, j’avais prise pour moi était en réalité une fabrication. Ma vraie nature, je le réalisais, était beaucoup plus réelle, à la fois plus belle et plus laide que je ne l’avais imaginé.

Cette expérience a commencé peu avant onze heures du soir dans la nuit du 1er octobre. J’étais en train de feuilleter des livres au 11ème étage de la bibliothèque Butler. Je savais qu’elle allait fermer lorsque j’ai découvert un livre qui concernait mon travail de recherche. Je l’ai pris sur son rayon et l’ai tenu entre mes deux mains. Il était grand et lourd. J’ai lu qu’il avait été publié en 1892 et donné, cette même année, à la bibliothèque de Columbia. Il y avait, collé au dos de la couverture, un morceau de papier indiquant les noms de ceux qui l’avaient emprunté. Il ne l’avait été que deux fois, en 1915 et en 1932. J’étais le troisième. Est-ce que vous vous rendez compte ? Nous étions le 1er octobre 1962. En soixante-dix ans, deux hommes seulement s’étaient trouvés là où je me tenais. Ils avaient enlevé le livre de son rayon et décidé de le consulter. Je fus pris de l’envie irraisonnée de rencontrer ces deux personnes. Je ne sais pourquoi mais j’aurais même voulu les serrer dans mes bras. Mais elles s’étaient évanouies et moi, bientôt, je disparaîtrais à mon tour. Sur une ligne droite, deux points ne peuvent jamais se rencontrer. Je pouvais rencontrer deux personnes dans l’espace, mais pas dans le temps.

Je suis resté là quelques minutes, tenant le livre dans ma main. Alors je me suis souvenu de ce qu’Anton Cerbu m’avait dit la veille tandis que nous discutions sur notre travail de recherche concernant le bouddhisme vietnamien. Il m’avait dit que j’étais encore jeune et moi, je ne l’avais pas cru. J’ai le sentiment d’avoir vécu longtemps et d’avoir vu beaucoup de choses dans ma vie. J’ai presque 36 ans, ce qui n’est pas jeune. Mais cette nuit, tandis que je me tenais entre les rayons de la bibliothèque Butler, j’ai compris que je n’étais ni jeune ni vieux, que j’existais et qu’en même temps je n’existais pas. Mes amis savent que je peux être aussi joueur et espiègle qu’un enfant. J’aime gambader et entrer pleinement dans le jeu de la vie. Je sais aussi me mettre en colère. Je connais le plaisir d’être loué. Je suis souvent au bord des larmes ou du rire. Mais qu’y-a-t-il au delà de ces émotions ? Comment puis-je toucher cela ? Et s’il n’y a rien, pourquoi suis-je si certain qu’il y a quelque chose ?

Je tenais encore le livre lorsque j’ai ressenti une faible lueur de perspicacité. J’ai compris que j’étais vide d’idéal, d’espoirs, de points de vue et de convictions. Je n’avais aucune promesse à tenir envers les autres. À ce moment même, le sens de moi-même en tant qu’entité parmi d’autres entités avait disparu. Je savais que cette vision intérieure ne venait pas d’une déception, du désespoir, de la peur, du désir ou de l’ignorance. Un voile s’était levé silencieusement et sans effort. C’était tout. Si vous me battez, me jetez des pierres ou même si vous me fusillez, tout ce qui est considéré comme « moi » va se désintégrer Alors ce qui est réellement là va se révéler de soi-même, subtil comme la fumée, insaisissable comme le vide sans être pour autant de la fumée ou du vide, laid et pourtant pas laid, beau et pourtant pas beau. C’est comme une ombre sur un écran.

À ce moment, j’ai eu le sentiment profond d’être « revenu ».

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Thich Nhat Hanh January 15, 2020

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