Cet article vous propose une interview avec Marisela Gomez, co-fondatrice de la sangha ‘ARISE’, engagée sur les questions d’équité raciale
Marisela Gomez est la co-fondatrice de la Sangha ARISE, initiée en 2016. ARISE est l’acronyme de ‘Awakening through Race, Intersectionality and Social Equity’, que l’on pourrait traduire par ‘S’Eveiller par la race, l’intersectionnalité et l’équité sociale’.
L'intersectionnalité est un cadre analytique pour comprendre comment les aspects des identités sociales et politiques d'une personne se combinent pour créer différents modes de discrimination et de privilège. L'intersectionnalité identifie de multiples facteurs d'avantages et de désavantages (d'après Wikipedia)
Enracinée dans la tradition du village des Pruniers, la Sangha ARISE pratique la pleine conscience socialement engagée afin d’instaurer l’équité raciale et sociale.
Marisela a été interviewée au Hameau Nouveau en juin 2022.
Interviewer: Bonjour, chère Marisela. C’est une grande joie pour moi d’être avec vous. Nombreux sont les monastiques de la Sangha du Village des Pruniers qui aimeraient davantage connaître la Sangha ARISE. Seriez-vous d’accord de nous partager ce qui vous a inspiré à co-fonder la Sangha ARISE ?
Marisela: Lors de la tournée des monastiques du Village des Pruniers aux États-Unis en 2015, nous avons avons participé à une table ronde dans la Ville de New York, intitulée Where Spirit Meets Action (Là où l’esprit rencontre l’Action), sur le thème de la justice raciale. Un autre comité consacré à la justice sociale se déroulait au même moment au sein du monastère de Deer Park (Californie). Un message issu de ces deux panels était que la présence et la représentation des personnes noires, de couleur et autochtones était insuffisante. Aux États-Unis, ces personnes sont désignées sous l’appellation ‘BIPOC’. En Angleterre, il existe l’acronyme BAME (Black, Asian, and Minority Ethnic / noirs, asiatiques et minorités ethniques). Bien que nous soyons merveilleusement représentés par les frères et sœurs vietnamiens au sein de la communauté monastique, il n’y a, à notre connaissance, pratiquement pas de Noirs, de Latinos et encore moins d’Autochtones. C’est ainsi que les quelques personnes concernées qui étaient présentes (et dont je faisais partie) s’interrogèrent : « Mais où sommes-nous et pourquoi ne sommes-nous pas ici ? » Lorsque les personnes BIPOC soulèvent cette question, on nous dit souvent, en substance, « Cela n’a pas d’importance, parce que nous sommes tous les mêmes, nous inter-sommes, nous sommes un. Quand vous vous exprimez ainsi, vous créez la séparation ». Ce message fait vraiment mal à entendre. Ce que nous vivons dans nos vies quotidiennes, en raison de nos identités raciales/ethniques, a besoin de guérison. La sangha devrait être le lieu où nous pouvons guérir cela. Mais si nous évoquons ces choses, cela ne trouve pas écho. La plupart de nos sanghas aux États-Unis ont une majorité blanche.
Les événements qui ont fait suite au meurtre en 2015 de Freddie Gray, noir américain, en est une parfaite illustration. On a observé de larges manifestations, des milliers de personnes descendant dans la rue en réaction à la brutalité policière, tout le monde vivait à nouveau un trauma. Un Noir en a parlé dans une sangha à majorité blanche et personne n’en a rien dit. Personne n’a suggéré d’offrir de l’énergie, il n’y eut aucune reconnaissance de cette douleur de la part de la société. Ce ne sont pas uniquement les Noirs qui souffrent, mais toute notre société souffre. Cette personne noire m’a personnellement contactée et m’a dit qu’elle ne pouvait pas continuer là-bas parce qu’elle se sentait invisible et qu’on ne prenait pas soin d’elle. Quand quelque chose de difficile se produit dans la communauté BIPOC, est-ce que la large Sangha, le mahasangha, peut l’embrasser ? C’est par méconnaisance que le mahasangha ne peut le faire. Si un membre important de notre communauté décède, en particulier à cause de la violence, nous voulons que la communauté soit en deuil avec nous et embrasse nos cœurs. (Nous tenons aussi à célébrer ensemble les moments extraordinaires.) Mais si la communauté n’en sait rien, nous sommes isolés et nous nous sentons très blessés.
Des exemples comme celui-ci revenaient sans cesse, de sorte que des personnes ayant des antécédents de pratique de la pleine conscience engagée autour de la justice raciale et d’autres types de problèmes de justice sociale ont formé ‘ARISE’. Nous avons décidé de nous concentrer sur la race, mais également d’inclure l’intersectionnalité et l’équité sociale dans notre nom, car l’injustice raciale n’est pas la seule injustice. Bien que nous nous concentrions sur la race, nous essayons également de mettre en lumière d’autres domaines, notamment les LGBTQIA+, les immigrants et la classe sociale. Nous avons connu un très gros problème de classe dans notre mahasangha : qui peut se permettre de venir aux retraites ? Tant que les injustices ne seront pas réparées, nous continuerons à souffrir. Il est parfois très frustrant de chercher à apporter cette plus grande conscience à notre mahasangha.
Interviewer: Thây a dirigé des retraites pour les personnes de couleur. Lorsque nous offrons de telles retraites aujourd’hui, les gens se demandent si elles créent davantage de séparation. Pensez-vous que des retraites ou espaces séparés pour personnes de couleur présente un avantage ? Si oui, pourriez-vous nous expliquer en quoi ils sont nécessaires ?
Marisela : L’une des premières démarches de ARISE fut l’établisssement d’un plan d’action sur ce que nous estimions nécessaire d’aborder au sein du mahasangha. L’un de ces projets prévoyait l’organisation de retraites spécifiquement destinées aux personnes BIPOC, car il est plus facile d’aborder notre souffrance lorsque nous partageons des expériences communes, en particulier autour de la discrimination. Dans les espaces mixtes (avec des Blancs), il faudrait d’abord définir notre souffrance, par exemple : « C’est ce que je ressens quand les Blancs ne reconnaissent pas ma douleur. Quand j’en parle, ils me disent que je suis séparatiste et que je devrais partir. Ils s’attendent à ce que je laisse ça à la porte, que j’entre et que je prétende que nous ne faisons qu’un ». Dans un espace dédié aux personnes BIPOC, nous pouvons partager très ouvertement nos traumatismes, nos blessures, et nous n’offensons pas les Blancs en déclarant clairement que le racisme est réel, que nous avons souffert du fait que les Blancs nous ont accordé des privilèges et ne savent pas à quel point ces privilèges nous blessent.
Il y a beaucoup de trauma à laisser le racisme se perpétuer ainsi. L’héritage du racisme est lourd de conséquences. Nous ne réalisons peut-être pas que ce que nous vivons maintenant porte tout ce long passé. Beaucoup de personnes privilégiées n’ont pas besoin de regarder cela, elles peuvent ignorer toute cette histoire et continuer à avancer. Mais l’effet sur leur cœur et leur esprit ne guérit pas, c’est pourquoi les Blancs ont eux aussi besoin d’avoir leur propre espace, afin de parler honnêtement de leur comportement raciste.
Aujourd’hui, lorsqu’une personne blanche parle dans les espaces mixtes de la façon dont elle aurait pu exprimer, faire ou penser quelque chose au sujet d’une personne de couleur, nous sommes à nouveau blessés. Les blancs n’en parlent pas, parce qu’ils ne veulent pas blesser les amis du BIPOC. Et vice versa, les gens du BIPOC n’évoquent pas à quel point les Blancs nous blessent parce que nous ne voulons pas blesser nos amis blancs. Donc, nous sommes tous assis là et prétendons que rien ne se passe, pensant que tout va bien. Mais ce n’est pas notre pratique. Notre pratique est de cultiver le bonheur afin de guérir, et de créer l’espace pour prendre soin du traumatisme du racisme, si profond en nous et nos ancêtres.
Nous avons tous des ancêtres pour lesquels le sujet de la race est une souffrance, parce que nous sommes une espèce avide, qui cherche à posséder et discriminer sur tout ce qui justifie notre supériorité, qu’il s’agisse de couleur de peau, de classe, d’accent, etc. C’est pourquoi il est important que nous puissions nous asseoir tranquillement un moment, pour créer plus d’espace en nous, ainsi que la sécurité qui nous permettra d’aborder le sujet, de le contempler, de sentir la douleur et d’en prendre grand soin. Avec plus de conscience et de légèreté, nous nous réunirons d’une manière très différente. Nous pouvons encore nous blesser, mais nous savons revenir à nous-mêmes et guérir. Après avoir pratiqué de la sorte, nous parviendrons peut-être à être ensemble sans nous faire de mal. Mais pour être honnête, actuellement, quand nous sommes ensemble, nous nous faisons du mal. Parce que quand je suis dans une sangha où la majorité des gens sont blancs, je continue à me sentir écrasée dans une petite cellule, en raison du nombre de privilèges blancs.
Il arrive que les Blancs n’aient pas conscience de la façon dont ils mettent en avant le privilège. Il est lourd et prend beaucoup de place. Les personnes de couleur ont pris l’habitude de s’en remettre au pouvoir parce que nos ancêtres ont été tués quand ils s’y refusaient. Il faut se taire, rester derrière et ne pas regarder les gens dans les yeux. Et comme ils se sont profondément inscrits en nous, il nous arrive encore d’avoir ce type de comportement lorsque nous entrons dans des espaces mixtes. On ne peut pas guérir comme ça. C’est pourquoi nous devons d’abord être entre nous, en parler, ressentir la douleur et guérir. Alors pourrons-nous revenir ensemble dans une véritable harmonie.
Cela fait de très nombreuses années que nous entendons des critiques selon lesquelles la séparation raciale n’est pas harmonieuse. Mais être ensemble comme nous le sommes à présent n’est pas la véritable harmonie ! C’est une fausse harmonie. Et, à certains égards, nous avons pratiqué cette fausse harmonie. Sourire comme ça n’est pas profond. Ce sourire n’est pas dans mes yeux. Cependant, lorsque nous faisons l’expérience d’une harmonie profonde, nous voyons la sagesse de la nécessité de guérir le cœur qui nous permettra de revenir ensemble d’une plus belle manière. Parce que si je suis emplie.e de douleur du fait de ma peau de couleur et que je suis entouré.e de blancs, je vais être en colère et je vais la laisser retomber sur eux, causant davantage de souffrance. J’ai donc besoin de mon espace pour marcher, pour respirer. J’ai besoin de mon peuple, de ma tribu, sans mots, sachant que nous nous ressemblons, nous nous sentons un peu plus en sécurité, et nous pouvons commencer à regarder ces choses et identifier le traumatisme. Où demeure-t-il dans mon corps ?
ARISE est mixte, mais avec l’exigence qu’une majorité de personnes soit de couleur. Nous savons par expérience que lorsque la majorité est BIPOC, l’énergie des personnes blanches n’est pas aussi forte ; ça reste plus équilibré, de sorte que nous pouvons au moins échanger. Cette précaution est importante jusqu’à ce que nous parvenions à un lieu de guérison et d’équilibre, et pour éviter de nous ‘re-traumatiser’ mutuellement. ARISE est un espace BIPOC majoritaire et nous ne devons pas nous en excuser. Avec respect, nous disons : « Si vous ne comprenez pas, nous devons en parler. Il est temps d’avoir une conversation ». Nous savons que de nombreux pratiquants du mahasangha ne comprennent pas et pensent toujours que c’est source de séparation. Mais je crois que cela peut changer si notre communauté monastique nous aide sincèrement, car notre communauté laïque cherche des conseils auprès des monastiques.
Interviewer: Que peut faire le Village des Pruniers pour contribuer à davantage de sensibilisation et d’action en matière de justice sociale et d’équité raciale ?
Marisela: Cette invitation à parler d’ARISE est une étape importante, ainsi que la constitution de groupes d’affinités et leur mention à l’ensemble de la communauté. Il est également important qu’il y ait des Enseignements du Dharma abordant le thème de la souffrance due à la discrimination raciale. Nous devons sensibiliser davantage les gens aux injustices sociales.
ARISE vient de vivre une très belle formation de six mois intitulée ‘La Race: une porte du Dharma’. Les Quatre Nobles Vérités nous ont servi de cadre pour montrer à quel point le racisme et l’injustice raciale sont une souffrance. Nous passons en revue l’histoire ; principalement l’histoire américaine. ARISE a également aidé à éditer une réflexion sur les Cinq Entraînements à la Pleine Conscience en se concentrant sur la justice raciale, afin de montrer comment nous pouvons réellement appliquer tous les outils du Dharma pour mettre fin à cette souffrance. Tous les moyens habiles sont déjà entre nos mains.
Hier, Frère Phap Ung nous invitait à « ouvrir la porte et laisser entrer le vent ». Je pense que nous avons peur de ce qui va arriver, car la souffrance du racisme est extrêmement profonde, et le vent ne fait pas de discrimination. C’est un phénomène mondial, qui ne concerne pas uniquement le continent américain. Il n’est pas question d’esclavage exclusivement mais il s’agit de la décimation des peuples autochtones aux États-Unis. Plusieurs sociétés se sont construites sur le principe que la colonisation était acceptable. Nous affirmons que ce n’est pas correct, ni maintenant, ni à l’époque, ni à l’avenir. C’est difficile. J’ai souffert à différents lieux de ces intersections. Je ne reproche vraiment pas aux gens de ne pas vouloir s’y engager.
Au début de cette retraite, plusieurs jeunes BIPOC voulaient partir. Pourquoi ? Parce qu’ils sentaient qu’il n’y avait ni espace ni sécurité pour eux. Nous devons partager le Dharma de manière à ce que chacun y trouve sa place ; il faut s’assurer que le Dharma puisse aider toute personne à développer l’espace pour guérir, à voir plus clairement et comprendre ce qui peut s’épanouir malgré la douleur. Les pauvres, les homosexuels, les personnes présentant un handicap. Vous ne pouvez laisser personne de côté car le Dharma est universel.
Interviewer: Quels ont été les plus grands obstacles à la construction de la sangha ARISE ?
Marisela: Dès le début, nous avons ressenti peu de soutien. Nous avons dû pousser fort contre le statu quo. Pourquoi n’y avait-il pas de Noirs au sein du Conseil des Enseignants du Dharma en Amérique du Nord ? A quoi ressemble-t-il ici en Europe ? Peu semblaient s’en inquiéter ou s’en soucier. Il était difficile de trouver, au sein du mahasangha, des oreilles attentives de personnes à même de pouvoir nous aider à apporter des changements. Le meurtre de George Floyd en 2020 nous a aidés à obtenir des invitations pour parler davantage de ce qu’offre ARISE et à être reconnus comme faisant officiellement partie de notre mahasangha.
Nous sommes les disciples de Thay. Thay a défié le bouddhisme vietnamien traditionnel. Il voulait que le bouddhisme s’adresse au peuple. Comment transformer le bouddhisme de manière à ce que tout le monde en profite ? ARISE s’adresse aussi au peuple. Comment s’assurer que tout le monde autour de la table, prenne des décisions et profite de la pratique ? Des groupes tels que ARISE se forment parce que la communauté ne voit pas la nécessité pour le bouddhisme d’être accessible à tous, pour quelque raison que ce soit : manque de temps ou d’expérience, ignorance ou peur. C’est pourtant bien réel. Nous ne pouvons pas attendre que tout le monde soit prêt.
Interviewer: Lorsque vous êtes confronté à ces difficultés, en quoi prenez-vous refuge ?
Marisela: Nous prenons refuge en Thay, dans notre souffle, notre pratique et nos pas. Nous devons nous rappeler de rester diligents et stables. La majorité d’entre nous est affectée par la race/l’ethnicité. Personne ne peut nier notre expérience vécue, la façon dont nous sommes traité.e.s chaque jour. C’est pour cela que nous prenons refuge dans la vérité de notre vécu et nous prenons également refuge dans la pratique, parce que ça fonctionne et qu’elle nous a tous transformés. Non seulement, cela fonctionne, mais cela nous apporte de la liberté, une réelle liberté, la liberté véritable. Cela nous maintient engagés. Il est très clair que nous ne nous arrêtons pas. Nous ne prenons pas de repos tant que ce n’est pas fait, pour tout le monde.
Interviewer: Nous savons pourtant que c’est sans fin. Il n’y a pas de lotus sans boue. Comment trouver la véritable paix alors que la souffrance est toujours là ?
Marisela: C’est une bonne question parce que la boue est toujours là. La question à se poser c’est « comment rencontre-t-on la boue ? » Si je souffre encore à chaque fois que je rencontre une injustice, c’est que je n’ai pas suffisamment pratiqué. C’est une déclaration controversée, n’est-ce pas ? L’autre partie de cette déclaration est que, avant toute chose, nous devons rencontrer la pratique, éveiller nos pouvoirs spirituels et rencontrer de bons amis spirituels. C’est en partie la raison pour laquelle nous contribuons à mener les gens à la pratique pour guérir. Nous ne voulons pas rester négatifs, uniquement dans les mauvaises nouvelles. Nous devons cultiver la joie et la légèreté.
Il y a tellement de beauté. Même dans la chaleur, il y a la brise qui entre. Nous pouvons toujours trouver refuge à l’ombre de ces arbres. Après notre dernier partage d’affinité ARISE, l’un des participants a partagé sa vision profonde : « Je viens de réaliser qu’à tout moment, je pouvais faire naître un moment de joie en mon cœur, ce qui m’aide à prendre soin de la souffrance. » En apportant une énergie d’attention et de solidarité, nous pouvons mettre fin à la souffrance reposant sur la perception d’être « seul.e », ou que « Cela ne finira jamais », ou que « Personne ne s’en soucie ». Désormais, vous avez la pratique et vous avez la communauté. Lorsque les gens s’immergent dans la pratique, quelque chose de miraculeux se produit et une transformation advient.
La façon dont j’aborde le racisme maintenant est complètement différente. Je ne déteste plus les blancs. Je ne sors plus de mes gonds, même quand quelqu’un agit de manière raciste envers moi. C’est un changement énorme pour moi. Le racisme n’a pas pris fin, mais je sens que j’ai le contrôle. Je ne suis plus entraînée et emportée par la vache que je monte. Je marche à côté de la vache.
Interviewer: Merci beaucoup. Cela a été très touchant de vous entendre.
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