Frère Thiện Chí raconte trois moments particulièrement forts qui ont marqué son parcours monastique jusqu’à ce jour.
Peu après avoir reçu ma robe d’aspirant, j’ai réalisé qu’il allait m’être nécessaire de trouver des manières de me nourrir, de me ressourcer qui devraient être différentes de celles que je connaissais auparavant. La voie que j’ai choisie nous conduit à la transformation et à la guérison, et les remèdes pour y parvenir sont les pratiques de la pleine conscience, de la concentration et de la vision profonde. La vision profonde peut être une puissante ressource. Elle nous donne confiance et énergie et nous conduit à la compréhension et à l’acceptation de soi.
J’aimerais partager avec vous trois visions profondes importantes qui ont marqué mon chemin monastique jusqu’à ce jour ainsi que des éléments clés de mon parcours dans l’exploration de cette pratique.
Frère Thien Chi (en premier plan à gauche) avec sa famille d’ordination monastique.
Un dialogue avec la souffrance
C’était une soirée froide et pluvieuse au monastère. Je me dirigeais vers la chambre froide près de la cuisine, à dix minutes de ma chambre. Je n’avais pas pris mon imperméable avec moi et je marchais vite pour ne pas être mouillé. Il faisait très sombre et je ne voyais presque rien. A un moment donné, j’ai senti que je marchais sur de l’herbe et de la boue qui n’étaient pas censées être là, et j’ai réalisé que j’avais perdu le chemin. À ce moment-là, j’ai fait un pas de côté et j’ai heurté un gros rocher avec le bas de ma jambe. J’ai immédiatement posé ma main sur la zone blessée et j’ai senti un liquide chaud et collant ainsi qu’une douleur vive et brûlante. J’ai dû m’arrêter et revenir lentement vers la résidence. Un frère est venu m’aider à nettoyer et à panser la plaie de ma jambe.
Cette nuit-là, je n’ai pas pu m’endormir. Mon esprit était très agité et la douleur était intense. J’ai décidé de respirer avec un petit mantra qui s’est manifesté dans mon esprit : « En inspirant, l’univers entier me guérit, en expirant, je me détends« . Après avoir respiré avec la douleur pendant un certain temps, j’ai lentement commencé à sentir de la chaleur et le calme de la nuit. J’ai commencé à sentir le pansement qui couvrait la blessure, imprégné des soins de mon frère. J’ai réalisé que le lendemain, la sangha m’offrirait un petit-déjeuner chaud, qu’un frère me conduirait chez le médecin et qu’un autre m’aiderait à assumer mes responsabilités, afin que je puisse me reposer et guérir. À ce moment-là, j’ai senti que toutes ces conditions étaient la réponse curative de l’univers. J’ai ressenti de l’amour et de l’attention, comme l’étreinte d’une mère. La douleur est restée forte, mais j’ai senti la présence chaleureuse de l’univers à chaque instant, et je me suis endormi soulagé et reconnaissant.
Le miroir
Une année, je suis parti quelques jours à la plage avec plusieurs frères monastiques. J’aime beaucoup la mer, je me sentais donc heureux et léger – mon sourire montait jusqu’à mes oreilles.
Un matin, après m’être réveillé, j’ai pris mon petit-déjeuner avec mes frères. Très enthousiaste à l’idée d’aller à la plage et de prendre un café en écoutant le bruit des vagues, je suis ensuite allé me brosser les dents et mettre mon maillot de bain. En entrant dans l’un des vestiaires du camping, j’ai remarqué un grand miroir sur le mur. D’une manière ou d’une autre, j’ai commencé à réagir à la vue de mon reflet. Le vieux sentiment amer de ne pas m’aimer et de ne pas aimer mon corps a commencé à m’envahir du sommet de la tête jusqu’aux oreilles, au cou et au dos. J’ai arrêté de me changer et je me suis regardé dans le miroir. « Pourquoi est-ce que je n’aime pas mon corps à ce point ? » J’ai commencé à regarder mes longs bras minces, mes grandes mains, ma peau et ma poitrine étroite. À ce moment-là, j’ai réalisé que je n’aimais pas mon corps parce qu’il était identique à celui de mon père. Quand je vois mon corps, je vois mon père. « Oh, non… » ai-je murmuré.
Ce fut un moment très long et silencieux. « Comment ai-je pu vivre si longtemps sans voir à quel point mon père est présent partout dans mon corps ?«
Enfant, j’avais un peu peur de mon père. Sa voix forte et grave, sa barbe et son torse velu, son énergie pesante et sa façon parfois agressive de marcher et de parler, l’odeur désagréable qui régnait dans sa chambre après qu’il ait bu de l’alcool étaient des choses que je n’ai jamais appréciées et auxquelles je n’ai jamais voulu être associé. Je me suis rendu compte que j’essayais de créer une personne qui n’avait rien en commun avec mon père – y compris ma façon de parler, mon sens de l’humour, mon style vestimentaire, mes amis, mon mode de vie, etc. C’était comme s’il y avait un mécanisme à l’intérieur de moi qui vérifiait sans cesse si mes actions me protégeaient de la ressemblance avec mon père. À ce moment-là, dans ce vestiaire, j’ai compris qu’en essayant de fuir mon père, je me fuyais moi-même.
Un déjeuner avec Frère Dao Quang
Lors de la dernière retraite des pluies, je me souviens avoir dû m’occuper de beaucoup de choses et m’être senti stressé à cause de cela. Lorsque je suis sous pression, je n’arrive pas à dire ce que j’aimerais dire et je dis autre chose, ma capacité d’écoute diminue et je pose des questions illogiques. Dans ces moments-là, les sentiments de peur, d’anxiété et d’inquiétude trouvent des conditions idéales pour s’épanouir et porter leurs fruits.
Un matin, je suis allé voir mon ami, Frère Dao Quang. Après mon accueil grincheux, il m’a regardé et m’a demandé ce qui n’allait pas. Avant que je puisse répondre, la cloche du déjeuner a sonné. Nous sommes allés nous servir et quelques minutes plus tard, nous étions déjà en train de parler dans la cabane à thé. Je lui ai dit :
« Il semble que je sois toujours à la recherche de situations dans lesquelles je me sente stressé. Que je sois au monastère ou à l’extérieur, la façon dont j’organise ma vie implique toujours beaucoup de stress.«
« Oh, c’est une bonne observation. Mais va plus loin, plus en profondeur. Va jusqu’à l’endroit qui est douloureux », a déclaré le Frère Dao Quang.
« Quelle que soit la responsabilité que j’assume, j’en fais toujours de plus en plus jusqu’à l’épuisement. C’est toujours la même histoire. C’est comme une course contre moi-même. C’est comme si j’essayais de me convaincre que je suis bon, que je suis assez bon. Que je suis aussi bon que les autres… On dirait qu’au fond de moi, je crois que tout le monde est meilleur que moi. C’est comme si la base de mon action était de me prouver que je ne suis pas si mauvais… Évidemment, le traumatisme de ne pas se sentir assez bon, ou le complexe d’infériorité est si profond qu’il crée une énorme quantité d’énergie vitale. Suffisamment d’énergie pour travailler sous le stress et la pression pendant des années sans abandonner« .
Vision profonde = Pratique ?
D’après mon expérience très limitée, les visions profondes aiment rester cachées sous quelques couches de papier d’emballage déplaisantes. Elles sont comme des fruits recouverts d’une peau épaisse, piquante et malodorante. Pour atteindre la pulpe tendre, je dois d’abord me détendre, accepter la couche douloureuse et faire en sorte qu’elle devienne une partie de moi. Poser une question, comme « Pourquoi je n’aime pas mon corps ? » ou « Pourquoi suis-je toujours stressé ? » m’aide à orienter doucement mon attention. Lorsque je suis sur le point de comprendre, j’abandonne généralement la lutte contre la douleur et je m’ouvre pour devenir progressivement plus vulnérable.
Cela n’a pas été un véritable bonheur que de comprendre que mon père, avec toutes ses qualités et ses défauts, était déjà en moi. Cette prise de conscience ne m’a pas rendu plus heureux, mais plus humble, plus terre à terre et moins spécial. Je ne suis pas quelqu’un de meilleur que les autres. Il y a quelques années, je n’aurais pas pu supporter le poids de cette prise de conscience. Elle m’aurait anéantie. Mais désormais, j’ai commencé à ouvrir mon cœur à mon père. Chaque jour, je me permets d’être mon père et d’aimer mon père en moi. Je ne lutte plus contre lui. Parfois, je me sens encore un peu comme une victime, mais je ne lutte plus contre ce sentiment non plus.
Après avoir parlé avec Frère Dao Quang, j’ai ressenti un grand vide en moi, couvrant presque un tiers de mon corps. N’est-ce pas peu inspirant de comprendre que mon énergie vitale est en grande partie générée par le désir d’être aussi bon que les autres ? Si vous me demandez quel goût a eu cette prise de conscience, je dirais qu’elle est dix fois plus amère qu’un melon amer. Je ne sais pas encore comment la gérer. Comme la prise de conscience est récente, je suis encore très sensible à ce sujet. Je sais simplement que je dois être plus présent à ce sentiment qui m’habite. Que cela change ou non n’a pas d’importance pour l’instant.
Dans le livre « L’Art de Vivre« , Thây dit à propos de la vision profonde de l’impermanence : « Nous pouvons faire de la vision profonde de l’impermanence une compréhension vivante qui nous accompagne à chaque instant ». En ce qui concerne la merveilleuse vision profonde que j’ai eue sur la présence curative de l’univers, je me demande : « Puis-je vivre cette compréhension à chaque instant de ma vie quotidienne ? »
Cet article est paru initialement dans la Newsletter 2023 du Village des Pruniers. Vous pouvez retrouver la version originale en anglais en cliquant ici.
Join the conversation