Extrait du livre de notre maître
« La Terre est ma Demeure » Autoportrait d’un Artisan de Paix
Un automne, alors que j’enseignais en Angleterre, j’ai fait un rêve qui est resté vivant en moi pendant longtemps. Mon frère et moi étions au marché, quand un homme nous a guidés vers un étalage au coin d’une rue. Quand nous sommes arrivés, j’ai vu tout de suite que chacun des articles exposés représentait un événement que j’avais vécu personnellement avec mes frères et d’autres personnes qui m’étaient proches. Presque tous les articles, toutes les expériences évoquaient des moments difficiles : pauvreté, incendies, inondations, tempêtes, faim, discrimination raciale, ignorance, haine, peur, désespoir, oppression politique, injustice, guerre, mort et détresse. Alors que je touchais chacun de ces articles, un sentiment de tristesse surgit en moi, en même temps qu’un sentiment de compassion.
Au milieu du stand, il y avait une longue table sur laquelle étaient disposés plusieurs cahiers d’école primaire. Je reconnus que l’un d’eux était à moi et un autre à mon frère. En feuilletant mon cahier, je retrouvai plein de beaux souvenirs de mon enfance qui m’avaient marqué, ainsi que de nombreux moments de souffrance. Le cahier de mon frère, quant à lui, retraçait les moments que nous avions vécus ensemble quand nous étions petits garçons. À l’époque de ce rêve, j’étais en train d’écrire les souvenirs de mon enfance, mais je n’avais inclus aucun des matériaux qui étaient dans ces carnets. Peut-être s’agissait-il d’expériences que je n’avais vécues qu’en rêve et que j’avais oubliées au réveil. Peut-être s’agissait-il d’expériences de vies antérieures. Je n’en étais pas sûr. Mais ce dont j’étais certain, c’est que ces expériences étaient vraiment miennes, et je voulus tout rapporter à la maison pour pouvoir les inclure dans mes mémoires. Cette idée me donnait beaucoup de joie, car je ne voulais pas oublier une fois de plus tous ces souvenirs.
Mais, au moment où l’idée me vint à l’esprit, l’homme qui nous avait invités à son stand prononça des paroles terribles. Debout à mon côté, il déclara : « Vous devrez traverser tout cela à nouveau ! » Il s’exprimait avec beaucoup d’autorité, comme un juge en train d’énoncer son verdict et qui me condamnait à souffrir à nouveau. On aurait dit Dieu ou le Destin. J’étais sous le choc. Serais-je vraiment obligé de revivre toute cette souffrance, toutes ces tempêtes et inondations, cet enfer de la famine, toute cette discrimination raciale, cette ignorance, cette haine, ce désespoir, cette peur, ce chagrin, cette oppression politique, cette détresse, ces guerres et ces morts ?
J’avais l’impression qu’avec mon frère et mes compagnons d’autrefois nous avions déjà souffert pour d’innombrables vies. Pendant si longtemps nous n’avions pas pu voir la lumière au bout du tunnel. Maintenant que nous pouvions enfin jouir d’espace et de liberté, nous fallait-il à nouveau traverser toutes ces expériences ?
Ma réaction immédiate fut un mouvement de révulsion et je pensai : « Oh non!« , mais une fraction de seconde plus tard, j’avais changé. Je pointai deux doigts de ma main droite face au visage de cet homme et je lui dis, avec force et détermination : « Vous n’arriverez pas à me faire peur. Même si je dois traverser à nouveau toutes ces épreuves, je le ferai ! Non seulement une fois, mais des milliers de fois si nécessaire. Et nous tous, nous le ferons ensemble !« .
C’est à ce moment-là que je me suis réveillé. Les premiers instants, je ne suis pas parvenu à me rappeler mon rêve. Je savais juste que je venais de faire un rêve très important et très fort. Je suis donc resté allongé et j’ai pratiqué la respiration consciente et, peu à peu, les détails me sont revenus en mémoire. J’avais le sentiment que cet homme représentait quelque chose et qu’il me disait des paroles que j’avais besoin d’entendre. Au début, j’ai cru que ce rêve me signalait que j’allais bientôt mourir, pour reprendre le chemin qui m’était destiné. Cela dit, je me sentais calme. La mort n’était pas un problème. Je n’avais pas peur. Tout ce dont j’avais besoin, c’était de prévenir Sœur Chan Không, qui faisait partie de mes disciples les plus proches depuis une trentaine d’années, pour qu’elle y soit préparée et qu’elle aide les autres à se préparer. Mais j’ai compris rapidement qu’il n’était pas encore temps pour moi de mourir. Le rêve avait une signification plus profonde.
J’ai regardé l’heure. Il était trois heures et demi du matin. J’ai pensé à tous les enfants du Vietnam, du Cambodge, de Somalie, de Yougoslavie, d’Amérique du Sud et de tous ces pays où il y a tant de souffrances et j’ai éprouvé un très fort sentiment de solidarité avec eux. Je me sentais prêt à traverser ces difficultés avec eux, encore et encore.
Vous, mes frères et sœurs, êtes mes compagnons. Vous êtes de véritables bodhisattvas, surfant sur les vagues de la naissance et de la mort sans vous y noyer. Vous avez traversé des souffrances interminables, des tunnels de chagrin et de ténèbres qui n’en finissaient pas. Mais vous avez pratiqué, et grâce à la pratique, vous avez acquis une vision profonde et une liberté. À présent, il est temps de nous rassembler et de joindre nos forces pour relever les défis qui se présentent à nous. Je suis sûr que cette fois nous ferons mieux.
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