Extrait du livre de Thich Nhat Hanh, Le Zen et l’art de sauver la planète. Édition Le Courrier du Livre
Chaque fois que nous sommes en désaccord avec quelqu’un, il nous faut du courage pour l’écouter, et chaque fois que nous vivons une injustice et que nous nous sentons impuissants, il nous faut une immense force spirituelle pour ne pas être victimes de la colère ou de la haine. Comment pouvons-nous contribuer à bâtir des ponts dans un monde polarisé et fracturé ?
Avant mon premier séjour au Village des Pruniers, je ne savais pas qu’on pouvait apprendre à écouter. Je pensais que soit on a ce don, soit on ne l’a pas, et que je ne l’avais pas. Puis, je me suis rendu compte que plus j’étais capable de rester calme et de m’écouter, plus j’avais d’espace pour écouter les autres, et que plus j’écoutais le ciel et les arbres, plus je pouvais écouter les êtres humains. Je suis devenue curieuse des gens et de leurs espoirs, de leurs peurs et de leurs rêves. On a tendance à confondre « écouter » et « essayer de faire passer ses idées », alors que parler et écouter sont deux choses bien distinctes. Écouter est un entraînement, une pratique. C’est un cadeau que l’on offre à l’autre et que l’on s’offre à soi-même qui nous permet de découvrir de nouvelles perspectives et de rencontrer profondément l’être humain qui est en face de nous. Au Village des Pruniers, nous nous entraînons à écouter de tout notre être, en étant pleinement présents à ce qui est dit.
La première chose à faire est de suivre notre respiration pendant que nous écoutons, ce qui nous permet de devenir aussitôt un écoutant incarné. Porter notre attention sur l’extraordinaire symphonie de notre respiration nous maintient ancrés dans l’instant présent et nous aide à ne pas nous laisser distraire par notre propre discours intérieur. En respirant en pleine conscience pendant que nous écoutons, nous découvrons assez vite que notre respiration contient les traces de nos réactions et qu’il est possible de les reconnaître, de les accueillir et de les embrasser dès qu’elles apparaissent.
Il y a beaucoup de choses à gérer en même temps : la personne qui se tient en face de nous et ses paroles, notre corps, notre respiration et nos réactions. D’où l’intérêt de prêter attention à la façon dont la souffrance de l’autre affecte notre respiration et notre corps.
Deuxième chose à faire. Si des tensions surviennent nous les relâchons en expirant. Si notre respiration devient irrégulière ou s’accélère, nous la laissons se calmer doucement. Nous ne réprimons aucune émotion, nous en prenons simplement note, en sachant que nous pourrons toujours y revenir plus tard. L’art de l’écoute est aussi l’art de ne pas interrompre l’autre.
C’est la troisième chose à retenir. Quand nous entendons quelqu’un dire quelque chose de faux, nous sommes souvent tentés de l’interrompre pour rectifier ce qu’il a dit et lui expliquer en quoi il se trompe. Mais quand nous pratiquons l’écoute profonde et compatissante, notre tâche consiste avant tout à permettre à l’autre d’exprimer tout ce qu’il a sur le cœur. C’est une chance pour nous d’écouter ce qu’il pense vraiment au plus profond de lui-même. Et si c’est pénible de l’écouter, comme Thay l’explique, nous nous protégeons avec l’énergie de la compassion, en nous rappelant que nous écoutons dans un seul but : lui permettre de s’ouvrir et de parler à cœur ouvert. Nous sommes vraiment curieux de comprendre ses craintes et ses préoccupations les plus profondes.
La quatrième chose à faire est de garder notre compassion vivante tout au long de l’écoute. Je m’y emploie pour ma part en veillant à ne pas trop me focaliser sur les mots, car j’ai remarqué que la meilleure façon d’écouter des paroles amères ou emplies de colère consistait à écouter la souffrance qui se cache derrière les mots, ce que la personne tente d’exprimer, même si elle s’y prend maladroitement. Selon les mots de Thay, l’action du bodhisattva de l’Écoute profonde, Avalokitesvara, consiste à écouter « avec suffisamment d’attention pour pouvoir entendre ce que la personne dit autant que ce qu’elle ne dit pas ». Ce n’est facile pour personne de décrire ce que l’on ressent, y compris dans les meilleurs moments et en particulier dans les pires, quand les paroles de l’autre nous ont blessés ou qu’elles ont suscité en nous de la peur ou de la colère.
Quand j’écoute quelqu’un qui est agité ou en colère, en le regardant droit dans le yeux et en écoutant au-delà des mots tout en suivant ma respiration, je laisse une question ouverte dans mon cœur : Qu’est-ce qui te fait vraiment souffrir? Qu’essaies-tu vraiment de me dire ? Il y a parfois un gouffre entre ce qu’une personne veut dire et les mots qu’elle prononce. L’énergie de la pleine conscience peut nous aider à franchir ce fossé. C’est la cinquième chose à faire : entendre ce qui n’est pas dit.
Pour terminer, nous devons créer les conditions nécessaires pour que l’écoute soit possible, que ce soit en éteignant notre téléphone portable, la télévision ou la radio ou en proposant d’aller faire un tour ou de prendre un café. Il y a toujours quelque chose à faire pour créer un environnement qui nous permettra d’être pleinement présents. En. même temps, soyons honnêtes envers nous-mêmes : sommes-nous vraiment prêts à écouter ? y a-t-il suffisamment d’espace en nous ? Si nous ne sommes pas d’humeur à écouter l’autre, mieux vaut proposer de reporter l’échange. Nous avons aussi le droit de respecter nos propres limites. Il y a une relation d’inter-être entre la personne qui parle et celle qui écoute : quand l’autre nous écoute vraiment, quand nous avons vraiment le sentiment d’être entendus, il devient possible d’exprimer tout ce que nous avons sur le cœur. De même, quand on vous écoute sans faire preuve d’ouverture et de compassion, vous le ressentez.
J’ai remarqué que c’est souvent dans nos relations les plus proches qu’il est le plus difficile de communiquer à un niveau profond. C’est pourtant formidable d’aller se promener avec un proche et de lui demander : « Comment vas-tu ? » ou « Qu’est-ce qui te préoccupe le plus en ce moment ? » ou encore « Est-ce que je te comprends suffisamment ? » On dit parfois que si on ne sait pas ce qu’éprouve un extraverti, c’est parce qu’on ne l’a pas écouté, et que si on ne sait pas ce que ressent un introverti, c’est parce qu’on ne le lui a pas demandé.
Chose étrange, ceux qui parlent le plus fort sont parfois ceux qui se sentent le moins entendus.
Quand je travaillais comme jeune journaliste, il y avait un collègue dans le service qui faisait chaque jour irruption dans le bureau en pestant contre les bouchons, en nous annonçant les dernières nouvelles du jour ou en se vantant d’avoir rencontré untel à l’accueil. Dans un style très britannique, la plupart de mes collègues lançaient machinalement un « salut » sans même lever la tête de leur bureau et se replongeaient aussitôt dans leur travail. J’essayais de faire comme eux, mais comme j’étais la dernière arrivée dans le service, on m’avait attribué le bureau juste à côté de lui. Il m’était difficile de l’ignorer. Je me souviens qu’un jour son coup de gueule matinal avait duré plus de dix minutes pendant lesquelles je n’avais absolument pas pu avancer dans mon travail. Il était tellement furieux, à maudire tout le monde, que mes limite avaient été atteintes. C’était trop toxique. Mais comme il était mon supérieur hiérarchique, je ne pouvais pas lui demander de se taire. J’avais du travail et je ne pouvais pas aller prendre l’air. C’est alors que m’est venue l’idée d’essayer de l’écouter.
J’ai tourné mon fauteuil de façon à lui faire face et j’ai commencé à l’écouter à cent pour cent, en suivant ma respiration. De manière calme et ouverte, je l’ai regardé droit dans les yeux. Dans un premier temps, il semblait ne pas en revenir que quelqu’un l’écoute vraiment, puis, au bout de quelques secondes, je n’ai vu sur son visage que de la solitude et de la frustration. J’ai ressenti une réelle compassion et je suis restée assise à respirer et à l’écouter. Au bout de quelques minute, il s’est soudain arrêté de parler et m’a lancé : « Mais pourquoi tu m’écoutes ? Retourne donc à ton travail ! » Puis il a changé de ton en ajoutant : « Je vais chercher une tasse de thé. Tu en veux une ? », avant de disparaître dans la cuisine. À compter de ce jour, la seule chose que j’avais à faire quand il arrivait en maugréant, c’était de tourner mon fauteuil et il s’arrêtait aussitôt. Nous voulons parfois être entendus, mais nous n’y sommes pas toujours prêts.
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